mardi, 09 juin 2020
La transphobie de J.K. Rowling, ou les priorités de la "militance"
[Avertissement : ce billet n'a aucun objectif polémique.
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Depuis deux jours, les réseaux sociaux — Twitter surtout — bruissent d'une polémique comme il en fleurit une par jour, au sujet de déclarations transphobes de J.K. Rowling.
De fait, l'autrice célébrissime de la série des Harry Potter, déjà accusée depuis belle lurette par certain-es militant-es LGBT d'être une TERF (Trans-Exclusionary Radical Feminist), a remis le couvert, si j'ose dire, en déclarant qu'une femme était quelqu'un qui avait ses règles.
Comme je vois à la fois les réactions d'exaspération des personnes qui comprennent en quoi ces propos qui confondent genre et sexe biologique sont transphobes et les réactions désabusées des personnes (y compris très jeunes) qui disent que J.K. Rowling s'est contentée d'émettre une vérité scientifique, je sais que l'objectif n°1 serait ici d'en profiter pour expliquer en quoi le genre n'est pas le sexe biologique, et donc en quoi certaines "personnes qui ont leurs règles" se reconnaissent comme de genre masculin, voire ont entamé leur transition, et, à l'inverse, comment certaines personnes qui n'ont pas de règles, et/ou qui ont des attributs sexuels masculins, se reconnaissent comme de genre féminin, voire ont entamé leur transition. Autrement dit, pour ne pas s'attarder pendant des plombes sur Rowling elle-même, cette polémique serait l'occasion rêvée d'expliquer ce qu'est la transphobie, et donc, ab initio, ce qu'est l'identité trans, ce qui, même avec beaucoup de tolérance et de bonne foi, ne va pas de soi pour des personnes dites "cis" qui n'ont pas étudié la question ou qui n'ont pas de trans dans leur entourage.
Dans une société comme la nôtre, il paraît que la majorité des médecins ont des pratiques ou tiennent des propos transphobes par méconnaissance (ou refus idéologique) de l'identité de genre ; on peut donc supposer que la route est encore longue pour la société dans son ensemble, et que des polémiques comme celles-ci sont une occasion rêvée, en un sens, d'expliquer et de faire avancer les choses. Par une analogie qui n'est que très partiellement satisfaisante, je sais que, par delà les postures et les préjugés, des personnes ont un peu mieux compris ce qu'était le blackface et en quoi c'était problématique lors de l'affaire Griezmann. Une polémique devrait donc toujours être l'occasion, non de l'invective, mais de débats constructifs.
Or, que voit-on depuis 48 heures ? la crispation exclusive autour de la figure de J.K. Rowling, ainsi qu'un débat — qui serait passionnant s'il était mené avec des outils conceptuels pertinents — sur l'œuvre.
Qu'entends-je par là ?
Eh bien, m'étant fendu d'un tweet, dimanche, pour déplorer qu'on puisse faire tant de crédit à J.K. Rowling qu'elle soit désormais considérée comme une boussole idéologique pour tant de personnes, j'ai pu constater que l'essentiel des débats opposait les militant-es LGBT qui rappellent d'autres déclarations transphobes, voire sexistes (car, au fond, l'équation féminité = menstruation devrait également poser problème en termes d'idéologie féministe), de Rowling, et qui démontrent en quoi la saga Harry Potter est fondamentalement hétéropatriarcale, et d'autres militant-es LGBT qui expliquent, au contraire, que les romans de Rowling ont aidé des milliers de jeunes LGBT englués dans des familles racistes ou sexistes à s'affranchir de ces modèles familiaux. Le débat théorique est passionnant, et, d'ailleurs, sans être aucunement passionné par Harry Potter, je vois passer des articles à ce sujet depuis déjà bien longtemps.
Toutefois, je le rappelle, la réaction de la majorité des internautes a été de dire que cette polémique n'avait pas lieu d'être et que Rowling avait simplement émis une évidence scientifique. La priorité n'est donc pas de débattre de Rowling elle-même ou de Harry Potter. Ce qui se passe révèle donc l'importance monumentale, et, selon moi, très largement disproportionnée, de Harry Potter en tant que phénomène ou objet culturel. Tout se passe comme si, pour les "fans" (car on voit beaucoup passer ce terme de fandom, qui mériterait à lui seul un billet d'analyse sémantique), y compris LGBT, Harry Potter comptait davantage que la lutte contre la transphobie.
Bien sûr, les lectrices et lecteurs de Harry Potter peuvent s'approprier les textes et les faire jouer contre leur autrice, ou, plus exactement, contre certaines déclarations de leur autrice. En faisant cela, même, elles et ils auront compris ce qu'est la littérature, ou ce qu'est l'art : une œuvre n'a de valeur, fondamentalement, qu'en tant qu'elle échappe à son auteur, ou à l'idéologie de son auteur. La difficulté qu'éprouvent beaucoup de fans à séparer les déclarations transphobes de Rowling de leur passion pour son œuvre proviennent justement de cette identification personnelle profonde à un univers fictionnel : elles/ils sont plus fans que lecteurs, en fin de compte, et veulent absolument que l'œuvre fasse corps, soit cohérente avec la moindre des idées de son autrice.
Cela n'a rien de nouveau ; qu'on ne se trompe pas sur ce que je cherche à dire. Il paraît qu'après la publication de Werther, l'Europe de l'ouest a connu une vague de suicides. En un sens, l'illusion selon laquelle une œuvre de fiction qui fait l'objet d'un engouement personnel et collectif peut/doit représenter le monde réel, et même lui servir de notice explicative, montre en quoi l'art reste doué d'un pouvoir immense.
Ce que je cherche à dire — mais là encore, je le fais en pesant mes mots, et en reconnaissant qu'en tant que personne dite "cis" je ne suis pas idéalement placé et, ayant déjà discuté de cela avec des personnes trans, je suis prêt à poursuivre la discussion — c'est qu'à l'occasion d'une telle polémique, il me semble que les militant-es LGBT devraient moins se préoccuper du statut de célébrité de Rowling que de déconstruire les déclarations en question : en se concentrant sur la figure de Rowling, elles/ils ne font que renforcer le statut de prescriptrice de Rowling, statut totalement usurpé, alors que ce qui doit faire l'objet d'un débat et d'explications, c'est cette fameuse et fallacieuse équation {femmes = règles}.
Et surtout, plus globalement, il faut que les militant-es, sur ce sujet-là comme sur d'autres, sachent distinguer l'essentiel de l'accessoire. La façon dont, depuis quelques années, on voit, par exemple, des militant-es qui se disent de gauche et antiracistes (et qui le sont, d'ailleurs, en toute sincérité) se persuader que le danger principal en France est le "communautarisme", est une des distorsions idéologiques qui ne cessent de me confondre, et de m'effrayer.
06:39 Publié dans *2020* | Lien permanent | Commentaires (3)