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mardi, 24 février 2015

Poésie du gérondif — Jean-Pierre Minaudier

Ce petit livre, publié en 2014 aux éditions du Tripode, je l'ai acheté par hasard chez mon libraire. Intrigué par la quatrième de couverture, qui indique que l'auteur – non pas linguiste mais “amateur de mots” – s'est armé de “ses quelque 1 186 grammaires concernant plus de 800 langues”, j'ai feuilleté cet essai d'un genre bien particulier, et été forcément séduit par les 137 différents proverbes ou phrases en 137 langues différentes qui ornent les marges de chacune des 137 pages de texte. Donc, je l'ai acheté, et me dois de préciser qu'après l'avoir lu, j'en ai acheté un deuxième exemplaire, à destination d'un ami, et en achèterai encore deux ou trois autres d'ici peu, car je vois tout à fait qui ce livre séduira.

 

Poésie du gérondif n'est pas un essai de linguistique ; c'est plutôt une sorte d'autoportrait d'un linguiste amateur, d'un fou de grammaires, d'un collectionneur d'exemples et d'ouvrages portant sur les langues les plus rares du monde. L'argument de Jean-Pierre Minaudier, si tant est qu'un livre aussi riche puisse se réduire à un seul argument, est qu'en côtoyant une grande multiplicité de langues on s'aperçoit que la thèse des générativistes relatives à une “grammaire universelle” ne tient pas debout, et que les particularismes grammaticaux des langues les plus éloignées de la souche indo-européenne correspondent à des “visions particulières”. Un de ses exemples, assez classique il est vrai, consiste à partir des différents sens du verbe eimi en grec et de leur importance dans la constitution de la métaphysique aristotélicienne, et à montrer comment une telle métaphysique dépend étroitement de la langue qui la fonde (ou l'a fondée) — p. 51 notamment. Autre point fort de cette démonstration, le développement sur les évidentiels en tariana (pp. 120-2). Syr la question des genres, ou sur celle des pronoms – toutes deux assez attendues à ce stade – Minaudier offre une pléthore d'exemples très parlants et très convaincants.


Ainsi, en vrac, le futunien a deux pronoms de première personne du singulier, l'acehnais n'a pas d'adjectifs, le motuni compte jusqu'à cinq genres différents qui ne distinguent pas des “genres” au sens où nous l'entendons (gender), les locuteurs murinyapata comptent dans une combinaison de base 2 et de base 5 (de sorte que leur mot pour dire “100” a soixante-dix syllabes), le kalam n'a pas d'autres voyelles que le schwa, etc.

 

Ce qui doit recommander, par-dessus tout, cet ouvrage est qu'il n'est jamais cuistre, toujours vibrant de passion, et surtout extrêmement drôle. Hyperbole, images cocasses, humour de répétition (avec le gag récurrent  au sujet des inestimables éditions De Gruyter & Mouton, qui s'achève en apothéose dans l'Épilogue et dans la note 100), la drôlerie est le signe d'une subjectivité omniprésente et délibérée. Cela signifie aussi que cet essai en forme d'autobiographie partielle n'est jamais neutre, de sorte que Minaudier s'y autorise des jugements sur l'espéranto “hideux et grotesque avec son look de patois latin dégénéré” (p. 19), non sans aboutir à des développements d'une profondeur et d'une concision admirables. Ainsi, je tiens la page 119 pour une des synthèses les plus claires et les plus abouties sur les questions de plurilinguisme et de traduction. (Je ne la cite pas – achetez le livre. Ou, si vous êtes de mes amis, attendez de voir si je vous l'offre.)

 

Pour conclure, et comme c'est aujourd'hui le 55ème jour de l'année 2015, laissez-moi citer la phrase marginale de la page 55, en fidjien (j'ai un peu triché, ou, en tout cas, ça tombe bien – la plupart des langues citées ont recours à des lettres, accents ou diacritiques que je ne saurais pas trouver sur mon clavier, même avec les raccourcis Alt) :

Au taaleita'ini i'o va'alevu ca'e ti'o mai ina veisiga.

Je t'aime chaque jour davantage.