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lundi, 01 avril 2019

André Markowicz, le black face et le quant-à-soi de l'intelligentsia

Pour comprendre quelque chose à ce dont il va être question ici, il faut d'abord lire le billet d'André Markowicz.

Voici tout simplement mon premier commentaire, écrit en fin de matinée hier :

Bon, je suis très énervé de lire autant d'inexactitudes, et de voir que votre aura intellectuelle offre une caution à tant des commentateurs-rices qui, ci-dessus, parlent de censure et de communautarisme sans savoir de quoi il retourne.

Alors reprenons. Le problème n'est pas l'essentialisation de l'art dramatique ni le communautarisme. Le problème est que le metteur en scène a d'abord fait un choix raciste (grimage) puis que, face à la polémique, il s'est livré à une manipulation en changeant le maquillage en masques et en prétendant que les opposants étaient de pauvres incultes.

Je suis évidemment favorable à ce que n'importe quel rôle puisse être joué par n'importe quel acteur, peu importe l'âge ou la couleur. Mais pourquoi poser la question en ces termes ? ce n'est pas du tout de ça qu'il s'agit.

Il va de soi que les actrices appelées à jouer ces rôles peuvent tout à fait être blanches, blondes, que sais-je. On s'en moque. Les grimer en noires, en 2019, c'est du blackface qui ne peut même pas avoir l'excuse de l'ignorance (après les affaires Griezmann et Dunkerque...).

La Sorbonne et tout un tas d'intellectuels "de gauche" se sont engouffrés dans la manipulation tardive du metteur en scène en reprenant le thème des "masques" et en tenant des propos aggravant encore le côté raciste : en résumant à grands traits "ah la la, tous ces Noirs qui ne connaissent rien au théâtre antique". Sauf qu'au départ ce n'était pas des masques mais des maquillages, donc du black face.

Je trouve toute cette histoire très emblématique du mépris de classe dans lequel beaucoup d'intellectuels français "de gauche" tiennent le peuple, et notamment les opposants "noirs", forcément incultes. Ce qui me peine dans votre chronique, cher André Markowicz, c'est que justement vous en profitez pour faire un pas de côté, partir de cette histoire des Suppliantes et la relier à des choses beaucoup plus problématiques, et sur lesquelles je rejoins en grande partie votre embarras. Je ne suis favorable ni aux quotas ni à l'essentialisation de l'art. J'y suis même tout aussi opposé que vous.

Mais là, la mise en scène de Brunet utilisait un artefact raciste, lié (comme on ne peut l'ignorer en 2019) à un crime contre l'humanité, et pour moi le fait d'avoir supprimé ensuite les photos d'actrices grimées et de prétendre qu'il s'agissait de masques aggrave encore le cas du metteur en scène : d'abord, on fait un choix de mise en scène raciste, puis, face à la polémique, on modifie en douce et on accuse les détracteurs d'être incultes (ce qui est un racisme encore plus insupportable).

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Hier après-midi, devant l'avalanche de commentaires d'un racisme décomplexé sur le mur d'André Markowicz, j'ai écrit un billet en réponse, que je redonne ici :

 

DRAMES DE L'IMPENSÉ COLONIAL.

On n'enseigne pas, à l'école et à l'Université, ou pas assez, l'histoire des crimes coloniaux. Sétif ou la répression de l'insurrection malgache de 1947, qui connaît ? Et dans les médias, n'en parlons pas...

Le blackface ? des dizaines de gens, à qui j'explique depuis plusieurs jours qu'il s'agissait d'une pratique courante dans les spectacles populaires français — au même titre que les publicités représentant des petits Africains se blanchir la peau grâce au savon des gentils Européens —, me rétorquent : "bah, on n'est pas aux Etats-Unis..."

Bah oui, le racisme et la ségrégation, c'est Rosa Parks et Nelson Mandela. Ça n'a jamais existé chez nous.

Ainsi, la manipulation à laquelle s'est livrée le metteur en scène Philippe Brunet, qui a tenté in extremis de remplacer par des masques plus conformes à l'esthétique antique le grimage racialiste et raciste d'actrices blanches, aura surtout montré la profonde inculture de l'intelligentsia française. On se sait de gauche, on s'est convaincu pour toujours de ne pas être raciste, et donc, même si des spécialistes de la question viennent vous rappeler que le grimage en noir, sur une scène théâtrale française, est une pratique analogue au black face, on dira que ce n'est pas vrai, que c'est de la censure.

Notre pays n'a pas réglé sa dette vis-à-vis de son ancien Empire, ce qui permet notamment à la France de continuer à essorer ses anciennes colonies grâce au subterfuge scandaleux du franc CFA. C'est ce qui a permis à l'Etat français d'aider très efficacement au génocide rwandais en 1994. C'est ce qui permet aujourd'hui à tant d'universitaires et de gens de théâtre de s'asseoir sur l'histoire de la colonisation en taxant de "communautaristes" les opposants qui manifestent leur désapprobation quand un spectacle utilise une pratique indissociable d'un crime contre l'humanité.

Et voilà comment des intellectuels, sans doute de bonne foi, se retrouvent, durant toute une semaine, à justifier le racisme institutionnel, aux cotés des Le Gallou et Zemmour dont ils se prétendent les adversaires.

Cela me révolte et me révulse, mais cela n'a pas de quoi m'étonner : quoique je n'appartienne pas à une communauté racisée (ou que je ne fasse pas partie d'une minorité visible (aucune de ces formules ne me satisfait)), cela fait vingt-cinq ans que je travaille dans le domaine de la littérature africaine et que j'entends des collègues et des "intellectuels" tenir des propos d'un racisme souvent inconscient mais tout à fait audible. Il y a longtemps que des ami·es me demandent de raconter tout ce que j'ai entendu, mais ce serait le sujet d'une autre chronique.





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Ce matin, André Markowicz a récidivé, en quelque sorte, sur son mur, en écrivant un long texte dans lequel il me passe la brosse à reluire mais qui commence surtout par :


« Sur le "blackface" lui-même. Qu'il soit inacceptable de se moquer de l'apparence, de la couleur de la peau de quelqu'un, c'est évidence. Qu'il y ait beaucoup de gens qui le font, c'est une autre évidence (pas seulement contre les Noirs). Mais quelle est l'instance qui décide de l'intention a priori d'un artiste qui peindrait en noir un corps blanc ? N'y a-t-il pas là, finalement, une discussion qui ressemble à celles qu'on peut avoir sur la notion de blasphème ? Qui décide à quel moment on "insulte aux sentiments religieux", en Russie, en France ou n’importe où dans le monde ? Et qui décide à quel moment on « insulte aux sentiments des gens "racisés" » ? — Pourquoi ne laisseront-on pas les gens eux-mêmes décider s'ils sont choqués ou non ? — S'ils le sont, là encore, le recours aux tribunaux est légitime. »

 

À quoi j'ai répondu :


Cher André Markowicz

Je suis vraiment atterré. Si, après ce que quelques autres et moi même avons essayé d'expliquer hier, vous pensez encore (ou feignez de penser) que le problème est une "insulte aux sentiments des gens racisés" c'est que vous n'avez pas lu ou pas compris ou décidé de passer la vérité historique par pertes et profits. Je vois qu'après une première chronique pour le moins maladroite vous décidez d'en "remettre une couche" et que cela va encore légitimer le racisme inconscient car ignorant de centaines de vos lecteurs. Tant pis. Ceci sera mon seul commentaire. Sur le fond du problème (et du contresens que vous faites) j'ai écrit ce que j'avais à dire sur mon mur. J'ajoute seulement que je suis, comme vous, hostile au communautarisme, mais que comme hier la dénonciation du black face n'a AUCUN rapport avec ce sujet.

(Il va de soi, et je l'ai fait dans nos échanges privés, que je dénonce les militants qui parlent de génome et de culpabilité collective raciale.)