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jeudi, 12 novembre 2015

Le slip, le buzz et les gogos

Enfin, rien de glorieux. C’est petit, il en faut beaucoup : l’homme rapporte pour les manger un sac d’oiseaux morts. Mais c’est comme insulte au monde : insulte à tout ce qui ne va pas dans le monde. Sa pelle, à ce vieux beauf, c’est sur notre tronche à nous tous un par un qu’il l’a balancée. À part que, dans le monde d’aujourd’hui, il y a toujours quelqu’un pour vous photographier au mauvais moment.

(François Bon, “homme en slip avec une pelle” —11 novembre 2015)

 

 

Quoique j'aie réagi le jour même des graves incidents qui se sont produits à Audon, dans les Landes, sur les réseaux sociaux mais aussi dans la rubrique des commentaires du quotidien Sud-Ouest, je me suis interdit de publier trop à chaud sur le sujet du braconnage et des gens qui donnent coups de pelle ou de pique comme à la parade. Bien m'en a pris, car, dès lundi, le riverain en slip a fait le bonheur des réseaux sociaux, amateurs de détournements et autres photoshoppeurs... au point, hélas, d'occulter en grande partie la gravité du problème et l'essentiel du débat.

 

Qu'on ne se méprenne pas, plusieurs des détournements m'ont bien fait rire, et j'ai trouvé assez réjouissant que soit ainsi révélée à des millions de gens l'ineptie de ces prétendus “chasseurs traditionnels”. Toutefois, la rigolade l'a, comme souvent, emporté sur la réflexion, au point que de nombreuses voix se sont maintenant élevées pour dénoncer le “parisianisme” des défenseurs de la nature, ou le “coup médiatique annuel” de Bougrain-Dubourg, en des termes qui rejoignent d'ailleurs, très souvent, le vieux fond rance de la “France d'en bas” version Sarkozy, voire l'antieuropéanisme et l'antiélitisme dont le Front National, entre autres, fait ses choux gras. Je comprends tout à fait qu'on puisse critiquer la “bien-pensance” de tel ou tel organe de presse, et par exemple d'un programme mélangeant divertissement et information comme Le Petit Journal (et qui m'exaspère plus souvent qu'il ne m'amuse).

 

Toutefois, il ne faut pas, pour être du côté de ceux qui vont à l'encontre de la “bien-pensance”, se mettre à mal penser, et j'entends par là : penser de travers, ne pas s'informer, avoir des avis tranchés sans examen préalable, se cantonner dans l'ignorance, arrêter de penser. Dans sa chanson sur les bobos, Renaud s'en tirait par une pirouette : « je fais peut-être partie du lot...» Et, de fait, s'il est souhaitable de ne pas s'interdire de critiquer la superficialité de certains modes de vie (bobos ou hipsters, si je suis à peu près la tendance actuelle) ou le caractère systématique de certains modes de pensée (la fameuse bien-pensance), il ne faut jamais s'interdire non plus de réfléchir.

 

Donc, pour en revenir à l'homme au slip, rétablissons quelques vérités. Tout d'abord, cet homme en slip n'était pas seul. L'ensemble des images (fixes et animées) montrent qu'ils étaient quatre, dont deux armés d'outils de jardinage potentiellement très dangereux. Le détourage, en supprimant, pour d'évidentes raisons techniques (le réemploi de la silhouette à la pelle dans les images retouchées), ces trois acolytes, a débouché – même inconsciemment, même pour ceux qui se sont moqués de lui ou de sa brutalité – sur l'image d'un homme seul... seul face à plusieurs militants anti-braconnage accompagnés de journalistes. Détourage qui a détourné l'attention en suscitant indirectement une image de cavalier seul. (Il n'est d'ailleurs pas impossible que, si moquée qu'elle ait été, sa demi-nudité n'ait semblablement débouché sur l'idée que cet homme seul était humble, dans le dénuement ; ne dit-on pas de quelqu'un qui a tout perdu on lui a pris jusqu'à son slip ?)

 

Ce cavalier seul est vite devenu, dans pas mal de sites d'extrême-droite (mais non strictement tels), chevalier des démunis ou de la ruralité face à la réglementation, Bruxelles, que sais-je... Après le chevalier au lion ou le chevalier à la charrette, voici le chevalier à la pelle, nouveau Bayard sans peur et sans futal. Comme pour les désormais fameux bonnets rouges, le tour de passe-passe, sémiotique autant que sémantique, viserait à faire passer pour des opprimés une petite caste de nantis refusant de se soumettre à la loi commune.

 

Interrogeons donc l'image de cet homme en slip et muni d'une pelle. Cet homme — qui (je l'écris afin de mettre fin à l'éternel argument de la violation de propriété privée) sort de chez lui, au lieu d'alerter les gendarmes, pour en découdre à coups de pelle avec un intrus pacifique entouré de journalistes — représente surtout une frange de braconniers dans l'illégalité  : les pinsons (dont plusieurs individus ont été relâchés ce matin-là par les défenseurs des oiseaux) sont une espèce protégée, et le mode de piégeage à l'appelant est prohibé depuis plus de trente ans. Même sempiternelle histoire que pour les ortolans à la fin de l'été : espèce protégée en net déclin, braconnage à plusieurs niveaux, complicité des pouvoirs publics (il n'y a qu'à lire les incartades du boss Emmanuelli sur le sujet) et, souvent, de la force publique. L'homme au slip ne représente donc pas les pauvres faisant face à l'intrusion de la France d'en haut, mais la violation, réitérée depuis des décennies, du droit commun. De surcroît, bien de ces prétendus “chasseurs” revendent les oiseaux piégés illégalement sans déclarer leurs revenus (ça va sans dire), mais tout en bénéficiant, pour leur activité principale (agriculture), de subventions abondantes. Le “chasseur traditionnel” est donc, le plus souvent, ce qu'on nomme un trafiquant. Moi qui ai vécu seize ans dans les Landes et qui y retourne très régulièrement, je peux témoigner qu'on ne compte plus le nombre de menaces de morts, de dégradations de véhicules ou d'habitations, de pressions sur les élus pour que l'État ferme les yeux sur le business, ou de pressions sur les voisins pour que perdure l'omerta lorsque des journalistes viennent poser des questions.

 

Ainsi, ce genre d'individu ne devient pas plus ou moins sympathique d'avoir fait le buzz — à l'instar de Nabilla jadis ou de Serge le lama naguère — ou d'être la cible et la risée des “bobos”. Les défenseurs des oiseaux sont contraints d'en venir à des actions plus spectaculaires, dans la mesure où presse locale et autorités ferment les yeux, font durer les procédures, enterrent les affaires... Si un dealer de cocaïne accueille en slip avec un nunchaku, dans son appartement, un militant anti-drogues accompagné de journalistes, cela ne fera rire personne.

L'analogie est biaisée, je le sais : les dealers de cocaïne ne touchent pas des aides de l'État et de l'Union Européenne.

Si j'en risque une autre, celle avec le bijoutier de Nice qui avait défrayé la chronique et suscité une page de soutien pas vraiment exempte d'arrière-pensées politiciennes, ça ne marche pas non plus : Bougrain-Dubourg et ses proches n'étaient pas des cambrioleurs, et vendre des bijoux est autorisé en France.

 

Donc, pas d'analogie. Il faut penser ce dossier, cette histoire, dans toute sa vérité particulière, et on verra que, même si les braconniers sont défendus (comme il est normal, dans une démocratie, que tout le monde le soit), leur “combat” est — du point de vue de l'intérêt général, des libertés individuelles et de la morale — tout à fait indéfendable.

C'est sans doute une posture commode et d'être hostile à la bien-pensance et aux médias, encore faut-il ne pas tomber dans l'excès inverse et donner systématiquement raison aux hors-la-loi et aux poujadistes. Par ailleurs, ceux qui n'arrêtent pas de de dire que “Bougrain-Dubourg va faire un coup de pub une fois l'an et n'agit pas sur le reste du dossier” sont des ignares ou des manipulateurs. La L.P.O. agit pour toute la biodiversité, toute l'année, non seulement contre les braconniers qui zigouillent des centaines de milliers d'oiseaux protégés mais aussi contre les pesticides, l'urbanisme, la bitumisation et les projets pharaoniques aussi coûteux qu'inutiles (N.-D. des Landes, LGV...).

On le comprendra, j'en ai un peu assez de tous les ignares qui, découvrant une affaire à la faveur d'un buzz, prétendent, sans plus de renseignements, défendre la “France d'en bas” et faire d'un braconnier en slip la Liberté guidant le peuple des temps post-modernes, alors que cette clique est indéfendable.