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samedi, 31 mai 2025

31052025

Hier, j’ai écrit dans l’article publié par En attendant Nadeau que Decolonising the Mind était l’arbre qui cache la forêt.

Et de fait, je ne compte pas les publications que je vois passer depuis hier, par des Africain·es ou afrodescendant·es, et qui se réclament de ce seul et unique livre. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ce que je vais écrire : tout d’abord, comme je l’ai très clairement écrit, l’essai de 1986 est « un livre fondamental, qui se trouve à juste titre au programme de tous les séminaires d’initiation à la théorie post-coloniale et de tous les cours de littérature africaine » ; ensuite, tout intellectuel ou tout écrivain serait très heureux de voir un seul de ses livres avoir autant d’influence que celui-ci, de Ngũgĩ wa Thiong’o.

Ce qui me dérange, ou m’interroge, ou me titille dans cette invisibilisation de tout le reste du corpus de Ngũgĩ wa Thiong’o, c’est qu’elle est totalement en contradiction avec ce que Ngũgĩ lui-même écrit dans cet essai. Par exemple, il écrit que les savoirs africains décolonisés passent par les langues africaines, mais aussi par des formes spécifiques de récits échappant aux normes eurocentriques. Or, Decolonising the Mind, son auteur ne s’en est jamais caché, est un essai qui suit étroitement les codes de l’argumentation « à l’occidentale ». Parfois, j’ai un peu beaucoup l’impression que certains parlent de Decolonising the Mind en répétant les 2 ou 3 mêmes idées que Ngũgĩ lui-même a beaucoup répétées dans des conférences ou interviews, en particulier sur les langues, mais auxquelles l’essai est loin de se limiter : l’ont-ils lu ?

Ainsi, disserter à l’infini sur l’importance fondamentale de Decolonising the Mind (importance que je ne nie aucunement, je le répète encore) sans ressentir la nécessité impérieuse d’aller lire les textes de Ngũgĩ wa Thiong’o qui ont courageusement mis en pratique l’appel à des formes de récit et de littérature décentrés, ça me semble être s’enfermer encore dans les codes de cet eurocentrisme.

Donc, sans aller jusqu’à apprendre le gĩkũyũ (et pourquoi pas ? moi, je suis trop paresseux, et depuis trop longtemps), il faut lire Petals of Blood, qu’il a écrit en anglais mais qui va déjà à contre-courant des formes narratives de la littérature afro-européenne ; il faut lire son grand poème épique (The Perfect Nine - Les Neuf Parfaites, trad. Laurent Vannini, éd. Présence Africaine), qui explique la cosmogonie et l’ontologie gĩkũyũ à partir d’une forme narrative afrocentrique ; il faut lire Wizard of the Crow, là encore autotraduit par Ngũgĩ.

Comme j’ai dénoncé ma propre paresse, j’en profite pour dire que les publications Facebook, souvent à rallonge, qui parlent des romans de Ngũgĩ en copiant-collant des succédanés trouvés sur Wikipedia ou (vu les invraisemblances et erreurs factuelles) générées par ChatGPT, sont insultantes et lamentables ; je trouve plus acceptables, évidemment, les posts de personnes qui admettent humblement qu’elles n’ont encore rien lu de lui.

Ngũgĩ n’était pas seulement un penseur ou un intellectuel ; réduire son travail et son œuvre à Decolonising the Mind, cela reviendrait à dire de Césaire qu’il n’a écrit que le Discours sur le colonialisme : un effacement et une invisibilisation d’une œuvre complexe et multiforme contre les canons de la production occidentalisée.

 

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