lundi, 29 décembre 2025
29122025 (un texte de Yann Faune sur la “polémique Riss”)
Hier, quelqu’un que je ne connais pas, un certain Yann Faune, a publié sur Facebook le texte de recadrage ci-dessous, que je partage afin qu’il reste plus facilement consultable/retrouvable que sur Facebook. Le billet est riche, limpide, à faire lire à toustes les racistes qui se gargarisent de “liberté d'expression” pour couvrir leur inculture. J’y ai ajouté quelques hyperliens. Bien sûr, je retirerai le tout si son auteur n’en est pas d’accord.
Une précision : le grand politiste martiniquais se nomme Malcom Ferdinand (pas “Malcolm”). On peut lire ici, sur le site de la revue Terrestres, l’extrait de son dernier ouvrage dans lequel il a développé le concept de « bananisation » (qu'il aurait sans doute fallu lui attribuer plus clairement).
Merci à Carine Chichereau de m’avoir indiqué ce billet.
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Il paraît qu’elle en a ri, Joséphine, quand on lui a proposé de porter pour tout costume de scène, une petite paire de chaussures à talon, un collier et une ceinture de bananes, en vue d’effectuer sa première « danse sauvage » dans la « Revue Nègre » en 1925 … elle a « assumé », ça lui plaisait. Par contre, ça ne lui plaisait pas du tout de danser les seins nus devant ce public masculin libidineux qui allait affluer pour admirer la femme lascive, incarnation de la primitive, toute droit sortie des colonies.
Qu’est-ce qu’elle en connaissait des colonies françaises, Joséphine Baker, la petite américaine, du haut de ses tout juste 19 ans ?
Quel autre choix avait-elle que de danser dans cet accoutrement impudique et de s’amuser de sa jupe en plumes ou en bananes, qui la faisait passer pour une Africaine ? De là où elle venait, il faut le dire, rien qu’être dans le spectacle, c’était déjà le paradis … qu’importe ce que la production avait bien pu inventer pour s’assurer un succès.
Quand on a grandi dans la vermine et la misère noire, connu la faim et la ségrégation, été prostituée à 12 ans, mariée de force à 13 ans, remariée de force à 14 ans et été engagée par miracle avec une troupe de Broadway partant pour Paris, on n’a plus que du temps à rattraper. Une vie à vivre.
On ne réfléchit pas trop à la tenue qu’on porte sur les planches ni à ce qu’il y a dans le regard du public qui vient au Théâtre du Champs de Mars et aux Folies Bergères.
Comment pourrait-elle deviner, Joséphine, que la scène qui l’accueille est si proche des zoos humains où on a enfermé, pas loin de là, des indigènes rapportés par bateaux. Pour se moquer de leur faciès « simiesques » en les comparant aux primates ou leur jeter à manger au travers des barreaux de leur cage.
Que ce sont les mêmes qui se pressent pour la voir qui sont venus, auparavant, dans les « villages de nègres » et au Jardin d’Acclimatation, avant de profiter de l’exhibition prolongée en shows de « bêtes de scènes », dans les théâtres parisiens qui les produisent ?
Alors elle danse, louche et grimace, à la fois comique et délurée, sans le vouloir, offerte à la concupiscence des blancs, tel un produit d’appel, une réclame, pour aller rejoindre les colonies, qui recrutent encore et toujours. Plus tard, on lui fera jouer au cinéma Princesse Tam Tam où elle figurera une charmante tunisienne qu’un Monsieur ramène à Paris, mais qui n’a pas les codes. On lui fera chanter Ma Tonkinoise qui fredonne la mise à disposition des corps exotiques dans l’Empire tout entier, pour tout blanc qui veut bien s’en saisir.
La « danse sauvage » est synchrone de l’ouverture de la plus grande maison close de tous les temps. À Bousbir, vaste quartier de Casablanca, l'administration française a construit de toute pièce un lupanar géant à ciel ouvert d’où on ne peut sortir que par une seule porte bien gardée. Univers carcéral au féminin, il regroupe, à chaque heure, près d’un millier de jeunes femmes, des autochtones qu’on sollicite à raison de 60 passes quotidiennes, pour le seul plaisir du colon.
On est en 1923. On prévoit d'organiser les choses de même en Indochine, en Algérie, en AOF.
En 1925, Joséphine découvre Paris et la liberté. André Gide, lui, découvre ce que la France fait en Afrique Noire. Il décrit des abus inimaginables et précise, à propos des privilèges que l’Etat français a octroyés aux Grandes Compagnies pour exploiter le sol africain :
Malgré ses bénéfices considérables, la Compagnie Française du Haut Congo n’a jamais rien fait pour améliorer le sort des indigènes qu’elle exploite : ni route, ni école, ni hôpital ; pas la moindre organisation sanitaire. Elle laissera en s’en allant, si tant est qu’elle s’en aille enfin, un pays saigné à blanc et des indigènes plus misérables qu’avant l’arrivée des blancs.
On est en 1927, Albert Londres, auréolé de son statut de grand reporter prend la relève. Il arrive à son tour en « terre d’ébène ». Il témoigne de ce qu’il voit. Son verdict est sans appel :
L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe. La main d’œuvre des compagnies de travailleurs est un captif. Il en a pour deux ans. C’est lui qui creuse le Canal de Sotuba. Lui qui a fait et qui fait les chemins de fer du Sénégal, du Soudan, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Togo, du Dahomey. Du Congo ! Son service est à très bon prix : il est pour ainsi dire gratuit.
Albert Londres consigne tout minutieusement : devant ses yeux, le nègre construit le chemin de fer Congo-Océan à mains nues. Pas de voiture, pas de compresseur, pas de rouleaux, pas de brouettes. Ça lui coûte la vie. La chicotte tombe dru. 17 000 morts pour 200 km de voie ferrée. Sans machine disponible, juste des cohortes de nègres nus, malades et affamés, raflés dans les villages et qui succombent.
Pas de moteur, au mieux c'est à la barre à mine. Le matériel humain étant moins cher que les camions, pourquoi gâcher de l'essence ?
Ce nègre qui tombe raide d’épuisement pour les profits de la compagnie des Batignolles et de ses actionnaires - et de l'extractivisme colonial - porte un nom : « le moteur à bananes ».
La banane, c'est tout ce qui suffit à faire tourner un nègre. Et parfois, si c'est une femme, on peut aussi la vêtir de bananes, pour rappeler que comme ce fruit pas cher qu'on ramasse à gogo, elle est consommable à qui a envie de la prendre.
La banane dans les années 20 est extraordinairement populaire en Métropole. Il faut dire qu’on en produit de plus en plus dans les colonies françaises. Loin du seul objectif d’approvisionnement hexagonal, le développement des plantations a pour but de rétablir la grandeur coloniale de la France après/depuis la défaite de 1870 ; et d’accomplir sa mission civilisatrice auprès des peuples jugés primitifs. Comme le décrit Malcolm [sic] Ferdinand, elle est un emblème de la colonisation agricole et un projet scientifique. En effet la « bananisation » s’appuie sur l’intelligence d’une race se vivant comme supérieure… et qui dispose pour le démontrer de ses « sciences coloniales ».
Cela étant, elle implique, notamment en Guinée ou en Côte d’Ivoire, l’exploitation deshumanisante de peuples colonisés à la fois dans la conduite des plantations mais aussi dans la construction des infrastructures, telles que les chemins de fer et les ports. Dans des conditions de travail exécrables où le travail forcé et le travail non rémunéré de milliers d’enfants, d’hommes et de femmes adultes étaient légalisés sous la Troisième République.
Ensuite, les campagnes publicitaires et les expositions coloniales de la première moitié du XXe siècle façonnent une collection d’images, de discours et d’expositions autour de cette industrie de la banane, qui contribuent à asseoir une représentation coloniale du monde, où les rapports de domination hommes/femmes, colons/colonisés, Blancs/non-Blancs, Métropole/colonies, sont présentés comme naturels.
Manger la banane en France métropolitaine est dépeint comme l’adhésion à ce projet colonial, comme le renforcement de cette hiérarchie de valeurs qui dessine des terres lointaines et des corps racisés en serviteurs naturels de la Métropole et de sa population majoritairement Blanche.
Sans compter que la banane n’est pas qu’un fruit qu’on épluche/dévore sans l’avoir transformée.
Le triomphe de la farine de banane, mélangée au cacao, manifeste que si l’indigène est bon pour la banane, la banane est bonne pour l’indigène.
Le Banania, avant de se retrouver dans tous les foyers, est ce qu’on donne aux tirailleurs sénégalais pour les envoyer se faire tuer dans nos conflits armés. Pendant la première Guerre mondiale, 14 wagons de Banania leur sont expédiés sur le front. « Y a bon » devient le slogan de la marque et le soldat africain, coiffé d’une chéchia rouge à pompon bleu, l’affiche type du produit.
En 1931, à l’exposition coloniale internationale de Vincennes, Banania possède un stand très en vue. Du reste, la banane y est remarquablement présente. Pour Paul Reynaud, Ministre des Colonies : « l’exposition aura atteint son but si, grâce à elle, beaucoup de jeunes visiteurs sentent naître en eux la vocation des colonies ».
De fait, 33 millions de tickets d’entrée sont vendus.
C’est un immense spectacle populaire où l’on présente notamment l’histoire de l’empire français, ses territoires, les apports des colonies à la France et les apports de la France aux colonies. La plupart des Nations européennes et Nord-Américaines ont leur pavillon. Un petit train mène du temple javanais des Hollandais aux huttes congolaises de la Belgique, en passant par la basilique tripolitaine de l’Italie. Le clou du spectacle n’est même pas l’impressionnant pavillon de l’Afrique occidentale française et son palais fortifié du Soudan mais la reconstitution du temple d’Angkor avec sa flèche de 55 m de haut.
Pour rendre l’évènement encore plus vivant et attractif, de multiples animations sont proposées. Dans chaque section, des danses tribales, des artisans des contrées lointaines travaillant sous les yeux du public, des villages reconstitués. On exhibe moins les hommes et les femmes que dans les expositions coloniales antérieures, mais on propose tout de même une attraction originale composée par la mise en scène de Kanaks soi-disant mangeurs de chair humaine.
Il faut dire que la République n’hésitait pas alors à mettre en scène sa mission civilisatrice, pour justifier aux yeux des métropolitains les investissements outre-mer. Ces malheureux Kanaks, qui savaient pour la plupart lire et écrire et exerçaient diverses professions en Nouvelle-Calédonie, avaient été recrutés par l’intermédiaire de la Fédération des anciens coloniaux et de l’administration pour « un voyage à l’Exposition ». Ils ne savaient pas encore le rôle de « sauvages » que l’on attendait d’eux.
Installés hors de l’enceinte de l’Exposition de Vincennes, ils devaient « jouer » les cannibales. Il fallait bien qu’il en reste dans l’Empire… sinon l’action coloniale de la France aurait perdu de sa légitimité.
Joséphine Baker a longtemps été pressentie comme ambassadrice de cette exposition coloniale de 1931. Qu’elle le veuille ou non, on l’avait glissée dans ce rôle en lui faisant porter sa ceinture de bananes.
C’est pourquoi lorsqu’on l’a fait entrer au Panthéon en 2021, l’essayiste racisée Rokhaya Diallo a parlé d’un geste à la symbolique ambiguë. Personnalité adulée, résistante en France pendant la Seconde Guerre mondiale, activiste pour les droits civiques aux Etats-Unis après 1945, Joséphine Baker n’a jamais pris position contre la colonisation française. Ce n’était pas son combat. On ne peut pas lui en vouloir, elle qui avait connu la ségrégation dans son enfance aux Etats-Unis et la liberté à Paris.
Mais la République, en la consacrant, ne s’accommodait-elle pas un peu facilement d’un passé peu glorieux qui aurait mérité pour être dépassé qu’elle le regarde en face ?
Rokhaya Diallo dans une tribune, s’est dite en tout cas horrifiée par tout ce que représentait symboliquement la ceinture de bananes.
En 2025, pour discréditer son discours et ses prises de position, un dessinateur nommé Riss, a représenté cette dernière, dansant à la façon de Joséphine Baker une frénétique « danse sauvage » à son tour, les hanches prises dans la même ceinture de bananes humiliante.
Il est grand temps de décoloniser nos imaginaires et de refuser la « bananisation » du racisme.
18:05 Publié dans 2025, Chèvre, aucun risque | Lien permanent | Commentaires (0)


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