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vendredi, 15 octobre 2010

Merle-pie (Thierry Beinstingel)

Merle-pie

 

La première fois qu'on voit l'oiseau, passant en rase-mottes au-dessus des rosiers pour disparaître à l'ombre d'un buisson, on a la vision d'une pie en négatif: la tête blanche au lieu d'être noire, mais la même redingote de chef d'orchestre pour le reste des plumes. Les pies, on les connaît cependant. Des effrontées. Pas le genre à passer en coup de vent pour aller se cacher. Plutôt à se poser devant vous, l'œil brillant de colère, le cou déjeté, grattant furieusement le gazon, caquetant, semblant dire : on est chez nous, on vous tolère tout juste. Rien ne les dérange, ni la voiture, ni les mouvements, ni les bruits. La vue du chat les met en rage. Mais ce sont de bonnes gardiennes : pas une fois elles n'auront permis à un corbeau de s'installer dans le jardin. Ce n'est pas négligeable, ils sont nombreux à tourner dans le coin à la recherche d'un nid à occuper, d'un arbre à coloniser. Si on les laisse venir, c'est fini, ils appellent leurs copains, la famille, et ce sont des croassements à n'en plus finir, une ambiance de Toussaint et de pluie incessante à vous foutre le cafard pour le restant de vos jours. Les pies sont hargneuses mais plus discrètes : commérages brefs, chacun chez soi.

 

On revoit le volatile plus tard, toujours de façon fugitive, éclair blanc et noir d'un vol rapide, vite caché dans le fouillis des branches. C'est un oiseau craintif d'abord. On insiste pour l'observer, mais même l'immobilité derrière la vitre le fait fuir. Et puis il s'habitue au fil des jours et du printemps chantant qui s'avance, fait éclater les bourgeons, pousser les jonquilles et les primevères. Un matin, il reste perché sur un rameau devant la fenêtre, à découvert. On a le temps de l'observer : la tête d'une mouette, toute blanche avec un bec jaune, la redingote de la pie, mais comme trop grande pour lui, l'allure et la dimension d'un merle. L'oiseau ne ressemble à rien de connu. On consulte des livres, Internet. On se rend à la bibliothèque. On fouille dans les encyclopédies. Pie-grièche ? Pinson ? Pic épeiche ? Non, vraiment, il ne ressemble à rien. Et puis on oublie, on passe à autre chose dans la valse des jours.

 

Un matin, au moment où l'on sort la voiture du garage, le fils dit : il est là, dans les rosiers. Occupé à fouiller la terre de son bec jaune, il ne pense pas à s'enfuir, ou plutôt, comme les autres, il s'est habitué, il sait qu'ici il ne craint rien quand le chat reste à l'intérieur et ce fainéant de matou ne sort plus guère. Vite, l'appareil-photo. Plus tard on envoie les clichés à la Ligue de protection des oiseaux. On me répond deux jours plus tard, à la manière de l'obstétricien qui pénètre dans la chambre de la jeune accouchée : c'est un mâle, un merle ! On me précise qu'il est atteint de leucysme, un défaut de pigmentation dû à une mauvaise synthétisation de la mélanine contenue dans les plumes et qui provoque cet albinisme partiel. Il paraît que c'est assez fréquent chez les turdidés, mais que le spécimen qui hante mon jardin est particulièrement étonnant avec sa répartition homogène, bien marquée et symétrique entre les zones blanches et noires.

 

On le revoit deux jours plus tard dans le crépuscule propice aux ébats des merles. Il y en a toujours un de perché au faîte d'un toit et qui lance ses trilles incessants dans un ciel épuré des averses de l'après-midi. C'est l'heure tranquille où la pesanteur du travail se laisse choir comme un paquet de linge à laver. On s'accoude à la fenêtre ouverte, désœuvré. Les autres mâles restent au sol, se chamaillent, plastronnent comme de jeunes hommes aux abords d'un bistrot, parlant de foot et de filles. L'albinos est là, sensiblement plus gros que ses frères en livrée noire. Il en impose, roule des mécaniques. À l'ombre des buissons, une merlette couve peut-être ses œufs, futurs petits oisillons en redingote de pie.

 

(Thierry Beinstingel. Bestiaire domestique. Paris : Fayard, 2009, pp. 159-62)

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