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lundi, 11 janvier 2016

▓ wattle ▓

Voulant éviter le très beau (et bref) paragraphe de trois phrases qui ouvre l'œuvre, l'incipit de From A Crooked Rib — pour y venir ultérieurement, pas d'inquiétude —, je cherchais quelle “série de trois” piocher dans les premiers chapitres du premier roman de Nuruddin Farah. J'ai bien failli choisir le début du deuxième § de ce Prologue si bref et si beau, puis me ressaisis.

 

In the dark, the huts looked more or less like ant-hills, maybe of an exaggerated size. The huts were made of wattle, weaved into a mat-like thing with a cover on top. They were supported by sticks, acting as pillars.

(From A Crooked Rib, 1970. Ch. I. Penguin, 2006, 6)

 

On trouve plusieurs traits caractéristiques de l'écriture de Nuruddin, traits qu'il aura soin de gommer ou de dissimuler sous des variations plus baroques au fur et à mesure des trois trilogies : rythme ternaire avec variations autant métriques que syntaxiques (cf analyse ci-dessous) ; emprunt des doubles paires allitérantes à la poésie pastorale somalie (made/mat // wattle/weaved) ; progression de la description par reprises (the huts → The huts → They were)

 

[1] In the dark, [2] the huts looked more or less like ant-hills, [3] maybe of an exaggerated size.

[1] The huts were made of wattle, [2] weaved into a mat-like thing [3] with a cover on top.

[1] They were supported [2] by sticks, [3] acting as pillars.

En bleu : syntagmes prépositionnels incidents. En orange : noyaux des propositions. En pourpre : structures verbales (ou non) incidentes servant à préciser la description. Dans la première phrase, les trois temps sont marqués par trois virgules ; dans la deuxième, la seule virgule ouvre de [1] sur [2] ; dans la troisième, elle ouvre de [2] sur [3]. 

D'un point de vue métrique, les fragments courts privilégient l'anapeste (with a 'co /ver on 'top), tandis que les segments plus longs (noyaux) sont plutôt iambiques, avec un effet d'accélération (the 'huts were 'made of 'wattle), puis, avec le dernier segment cité ici, un effacement porté par la combinaison dactyle/trochée ('acting as / 'pillars).

L'ensemble de ce dispositif a pour effet d'insister sur le caractère imprécis des éléments descriptifs (more or less like, thing, acting as), sans doute dû à l'obscurité : “in the dark”.

 

S'il fallait un exemple de ce qui différencie une bonne traduction d'une mauvaise, les choix respectifs de Geneviève Jackson (Hatier, 1987) et de Jacqueline Bardolph (Le Serpent à plumes, 2000) pour ces trois phrases sont un cas d'école :

Dans l'obscurité, les cases moutonnent. On dirait de grosses fourmilières. Faites de claies tressées, grossièrement chapeautées, elles émergent, portées par leurs grêles pilotis. [Jackson, p. 13]

Dans le noir, les huttes ressemblaient plus ou moins à des fourmilières, peut-être d'une taille excessive. Ces huttes étaient faites de claies, tissées pour former un objet comme une sorte de natte avec un couvercle dessus. Ces nattes d'osier étaient posées sur des bâtons qui servaient de piliers. [Bardolph, p. 23]

Bien entendu, la traduction de Geneviève Jackson est exécrable ne serait-ce que parce qu'elle ne respecte ni le temps du récit (que vient faire là ce présent ?) ni le point de vue (d'où sort ce “On” ?) ni le lexique descriptif (“moutonnent” ???), et, même dans un contexte scolaire, elle aurait une mauvaise note. Toutefois, ce qui est le plus faux, c'est la manière dont la prosodie de la description est totalement évacuée, effacée, remplacée par autre chose. Jacqueline Bardolph traduit véritablement Farah car, en suivant rigoureusement la structure syntaxique et métrique des phrases, elle donne à entendre un texte de même teneur. Quand plusieurs solutions sont possibles, elle choisit en fonction du rythme (in the dark → dans le noir, par exemple).

 

 (Je n'ai rien dit de weaved, car il m'embarrasse. — J'avais d'abord songé que la forme faible pouvait être un américanisme, mais, à en croire l'OED, ce serait plutôt un archaïsme : on trouve cette alternative à la forme forte woven, désormais seule courante, jusqu'au début du 19e siècle.)

 

Commentaires

Il faut que je t'offre le Les sonnets à Mary Stuart présentant les traductions de Markowics et de Claude Ernoult (pour le français).
Car si Markowicz est un excellent conteur, je le soupçonne de réécrire plus que traduire, d'ajouter du sens en fonction de son désir (mais après tout, n'est-ce pas ce qu'a fait Baudelaire avec Poe?)

La traduction de Geneviève Jackson s'apparente à rewriting à la manière des collections harlequin ou SF: abondance d'un vocabulaire trop recherché pour donner au lecteur une impression de richesse. Bref, une peur de l'austérité: la "belle écriture" doit faire joli.

Écrit par : VS | vendredi, 15 janvier 2016

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