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samedi, 14 mai 2016

Verdun, ou l'identité diffractée

Nous avons, de plus en plus, l'art des polémiques enflammées sur des sujets relativement dérisoires.

Toute l'affaire du concert annoncé du rappeur français Black M lors des commémorations de Verdun en est un bon exemple. Je préfère préciser, en préambule, que je n'ai pas vraiment d'opinion concernant les commémorations militaires ou historiques, et que les chansons de Black M, dans le meilleur des cas, m'indiffèrent : c'est, à mon sens, un artiste d'une très grande médiocrité.

 

Son concert a donc fini par être annulé, suite à un mouvement lancé par le groupuscule d'extrême droite Fdesouche et repris à hauts cris par le FN. Même si ceux qui se sont également opposés à ce concert se scandalisent d'être associés à la “fachosphère”, je n'ai pas vraiment entendu, pour ma part, d'autre argument que ceux de l'extrême droite, pour laquelle, en résumant à gros traits, Black M est illégitime car il n'est pas patriote. Toujours pour résumer, c'est lui faire un bien grand honneur de dire que certains de ses textes sont anticolonialistes, mais enfin, on peut dire que, pour un rappeur pas très raffiné des années 2010, ça se rapproche de ça. 

On l'a bien compris, le fond de l'affaire est ailleurs : pour nombre de nos compatriotes, y compris ceux qui se pensent "de gauche" (et le sont sans doute sur bien des sujets), la première guerre mondiale est une affaire de soldats blancs tués par d'autres soldats blancs, et une commémoration digne ne peut commettre d'anachronisme musical en incluant un concert de rap. Si le concert annoncé avait été de Lorie, Christophe Maé, Mireille Mathieu ou Florent Pagny — pour citer quatre artistes tout aussi lamentables que Black M — il n'y aurait pas eu de polémique. C'est donc que le problème n'était pas la “dignité des commémorations” comme on a tenté de nous le faire accroire.

Quel est le seul argument de la pétition que relayaient encore hier certaines de mes connaissances “de gauche” ? Le voici : « Black M s'est illustré dans ses chansons par un grand mépris pour notre beau pays, scandant: "La France, ce pays de Kouffars (mécréants)"». Personnellement, j'en ai toujours tenu pour Les patriotes de Brassens et Charlie Hebdo, ce qui signifie que je suis opposé à toute forme de patriotisme, de sorte que je vois mal comment j'aurais pu signer une pétition qui oppose notre “beau pays” à l'un de ses citoyens. Que des gens de gauche la relaient et la signent en dit long sur la fameuse lepénisation des esprits.

Black M, de son vrai nom Alpha Diallo, a eu beau jeu de publier hier soir un communiqué assez malin dans lequel il se dit "enfant de la République et fier de l'être" et fait valoir qu'il est le petit-fils d'un tirailleur qui a combattu lors de la guerre de 39-45. Il y a certes, là aussi, de la mauvaise foi, surtout vu le cachet annoncé, peu en rapport avec la prétendue "immense fierté ressentie lorsque l'on a fait appel à [lui] pour participer à un concert en marge de la commémoration de la Bataille de Verdun pour l'ensemble des jeunes français et allemands réunis ce jour-là"... Mais il n'en demeure pas moins que c'est plutôt de ce côté-là que se trouve la vérité : les opposants à ce concert ont démontré que, pour eux, l'identité française que l'on doit commémorer en 2016 ne peut inclure les descendants de tirailleurs sénégalais, comme on les appelait (et ce bien qu'Alpha Moumoudou Diallo fût guinéen, comme le rappelle Black M dans son communiqué).

Il me semble donc que toute cette histoire fait remonter un racisme larvé, ainsi qu'une étrange collusion d'une partie de la gauche française avec l'identité nationale à la Sarkozy/Hortefeux. Qu'on le veuille ou non, l'annulation du concert de Black M est une victoire de l'extrême droite, et sera — est déjà — interprétée ici et à l'étranger comme un nouveau refus, de notre part, de faire face au passé colonial de la France.

 

Poursuivons, en imaginant que l'artiste annoncé ait été Oxmo Puccino ou Rokia Traoré. Beaucoup plus constructif, le discours radical d'Oxmo Puccino aurait été plus en phase avec les intellectuels de gauche. Rokia Traoré, elle, chante en bambara, ce qui peut faire croire à la majorité de ceux qui l'écoutent que ses mélodies n'ont rien de politique, ce qui est évidemment faux. Pour la qualité de leur travail artistique, ces deux noms, que je n'ai pas choisis au hasard, sont donc ce que j'appellerai télérama-compatibles.

Je gage que, dans ces deux hypothèses, si polémique il y avait eu, elle serait restée cantonnée à l'extrême droite, et la mairie de Verdun n'aurait probablement pas plié. Les descendants des tirailleurs, les Français issus de la colonisation, etc., auraient donc été représentés lors des commémorations de Verdun, ce qui réfute mon argument antérieur relatif à l'identité nationale...

Sans doute, mais... n'est-il pas gênant de classer les artistes noirs qui font carrière — au moins en partie — en France selon le degré de confort intellectuel qu'ils procurent à une frange limitée de l'intelligentsia française ? De fait, pour l'immense majorité des Français issus de la diversité, selon la formule officielle (et, comme toujours dès que c'est officiel, dénuée de sens), Oxmo Puccino et Rokia Traoré ne sont même pas des noms, ou à peine. Que cela plaise ou non — et bien sûr, cela navre le vieux réac élitiste que je suis — Black M et Maître Gims sont très populaires, et pas seulement auprès des jeunes “de banlieue”, pour évoquer un autre euphémisme idiot. Le meilleur ami de mon fils cadet affirme que Maître Gims est le "meilleur rappeur du monde", et cela vient aussi de l'immense fierté qu'il ressent à voir qu'un artiste qui est, comme lui et toute sa famille, d'origine congolaise triomphe dans les hits et sur les scènes de France.

En d'autres termes, et j'en reviens à mon axiome de départ (je n'ai pas vraiment d'opinion concernant les commémorations militaires ou historiques), une commémoration comme celle de Verdun, bataille où sont morts des centaines de milliers de “simples soldats”, paysans, etc., doit-elle être pensée exclusivement par et pour les réacs élitistes dans mon genre ? Ne doit-il pas s'agir, plutôt, d'un moment où la nation, en 2016, tente de penser ce qui la rassemble et ce qui la fédère sans évacuer les erreurs et les chausse-trapes de l'Histoire ?

 

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