dimanche, 14 août 2005
Le dernier taureau
Comme annoncé, voici un extrait de l’entrée du Journal III de François Mauriac intitulée “Le dernier taureau”:
Je fus donc à cette corrida de Saint-Vincent-de-Tyrosse. Il m’a fallu, ce jour-là, crever un de mes derniers ballons, renoncer à l’un de mes derniers plaisirs. Non! Plus jamais je n’assisterai à une course de taureaux. Sans doute serait-il injuste de les juger toutes sur celle-là qui fut au-dessous du pire, moins par la faute des matadors que par celle d’un bétail exécrable, fuyant, et comme on dit, “manso”. Mais nous eût-il été donné de voir une belle corrida et d’applaudir un Martial Lalanda, nous aurions dû tout de même subir ce qui, tout à coup, me paraissait horrible à crier: l’attachement de cette foule assise, inactive, abritée, embusquée, “planquée”, à un spectacle dangereux pour l’homme, mortel pour la bête. Quant à cet art que j’ai tant admiré, toute sa science repose sur le leurre: une bête seule contre dix, trompée, dupée jusqu’à la mort… L’étrange est qu’elle s’en aperçoive, parfois, qu’elle le devine. […]
Pourtant ce qui m’arracha soudain ce vœu : «Je n’y reviendrai jamais plus…», ce ne fut pas tant cette horreur toute physique, ce dégoût, cette pitié, ni même la honte que me donnait la présence des Anglais venus de Biarritz […] Non, la raison de mon désenchantement, elle m’apparut tout à coup : impossible d’ignorer, aujourd’hui, de quoi notre goût pour les corridas est le signe. Nous savons, nous ne pouvons plus ne pas savoir ce que dissimule dans son cœur cette foule qui hurle autour d’une bête couverte de sang. (Les Chefs-d’œuvre de François Mauriac, vol.11. Le Cercle du bibliophile, p.242)
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