mercredi, 26 mars 2025
26032025 (l'éprouvante persistance du tokenism)
Malgré mon agacement en voyant Adichie en couverture de Télérama la semaine dernière, et surtout en lisant l’indigence de l’interview, je m’étais dit que je n’en parlerais pas. Ce matin, toutefois, en voyant un post de Patrice Nganang ironiser sur le « plan média » (comme je crois qu’on dit) de la susdite et dire qu’au vu du « conservatisme social avéré ces dernières années » de l’autrice il n’avait guère envie de lire le roman récemment paru et dont on nous rebat les oreilles, j’ai écrit ceci :
Adichie a perdu le rythme et le ton depuis Americanah. Je n'attends pas grand-chose de ce livre, hélas. Ici en France elle est en couverture de Télérama, pour un entretien dans lequel elle a débité des platitudes au kilomètre.
Je me dois donc de préciser ce que je veux dire, et aussi d’expliquer pourquoi j’étais réticent à m’exprimer sur le sujet. La réticence est simple : en tant qu’africaniste, je devrais être heureux qu’une écrivaine nigériane bénéficie d’un peu de visibilité dans la presse culturelle, et ce d’autant que c’est une écrivaine dont les trois premiers livres sont très importants. Et aussi : critiquer une écrivaine africaine connue notamment pour ses deux brefs essais sur le féminisme peut donner lieu à des malentendus ou de faux procès.
Mais, mais, mais… Justement, la façon dont Adichie est médiatisée découle d’une première confiscation, qui a eu lieu avec la parution d’Americanah : ce qui légitimait Adichie, c’est qu’elle avait écrit le texte d’une chanson de Beyoncé et, en France, qu’elle était adoubée par Marie Darrieussecq. Autrement dit, une romancière nigériane n’avait droit de cité qu’à condition d’être assimilée par l’industrie culturelle du Nord global (France, États-Unis), et aussi d’échapper à son statut strict d’écrivaine : parolière de Beyoncé et autrice d’un essai de cinquante pages qui va faire découvrir le féminisme aux adolescentes, voilà son vrai titre de gloire. Il y a aussi, comme mon commentaire Facebook de ce matin le laisse entendre – mais avec une certaine ambiguïté de la préposition depuis – qu’Americanah était un roman très décevant après les deux romans sublimes que sont Purple Hibiscus et Half of a Yellow Sun, ainsi que le recueil de nouvelles The Thing Around Your Neck. Très décevant, car en dépit de très bons passages sur le racisme capillaire notamment, et d’une interrogation intéressante sur les identités diasporiques, il était trop long, et surtout configuré pour le marché américain, appliquant les recettes des cursus de creative writing les plus conformistes.
Ainsi, pour les personnes qui lisent vraiment les littératures africaines, s’entendre dire « ah oui, j’ai lu Americanah », c’est comme « ah oui, Mabanckou, quel écrivain truculent, je l’ai encore entendu la semaine dernière chez Trapenard », cela va au-delà du phénomène de l’arbre qui cache la forêt : c’est l’arbre qui empêche de voir la forêt, comme si l’arbre était un vague fétu de paille et qu’il y avait juste au-delà toute une riche canopée qu’on déboise tranquillement ou qu’on laisse pourrir sur pied. Car il ne faut pas s’y tromper : l’argument du pied dans la porte, dans le genre « les gens qui ont lu Adichie vont aller lire Achebe, Yvonne Vera, Ken Saro-Wiva [je ne continue pas la liste, si vous me suivez vous connaissez les 30 ou 40 écrivain·es avec qui je vous bassine] », est globalement sans pertinence. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Ce qui se passe, c’est, dans toute sa puissance, le tokenism (ce concept tellement important qu’il n’a pas de traduction en français, vu que c’est une réalité qu’on refuse de voir – la patrie de l’universalisme bidon et du daltonisme racial érigé en principe démocratique) : on met Adichie en couverture, on reproduit ses propos totalement compatibles avec l’industrie capitaliste et la destruction de la planète et des droits sociaux, on évite de lui poser la question qui fâche (il ne faudrait pas qu’elle exprime clairement ses opinons transphobes*), on imagine que Gallimard (Gallimard, hein) vendra quelques milliers d’exemplaires du gros pavé qui luira sur les étagères à moins qu’il ne finisse dans la boîte à livres la plus proche, et on peut continuer d’ignorer l’immense volume de très riche création littéraire par les Africain·es et afrodescendant·es. Et d’ailleurs, depuis Americanah, Gallimard a globalement continué de regarder avec un souverain mépris tant et tant de projets éditoriaux concernant des auteur·ices africain·es dont l’œuvre reste inédite en français.
La question que je ne pose pas, sans doute car je n’ai guère de réponse, est la suivante : pourquoi les deux premiers romans d’Adichie sont-ils si évidemment meilleurs qu’Americanah, et pourquoi sont-ils aussi peu cités quand on parle de l’écrivaine nigériane ? Ils sont notamment meilleurs car ils sont plus profonds en termes de relations entre les personnages, et de décryptage de situations historiques héritées de l’époque coloniale, et aussi car ils n’ont pas été restructurés et rebidouillés ad nauseam par des agents littéraires et éditeurs américains dont le seul et unique critère est de faire rentrer les textes dans un moule prédéfini. Mais c'est là une hypothèse de réponse qui n'est qu'une esquisse. Comme ce dont parlent ces deux premiers romans requiert, de la part des lecteur·ices, de faire un réel effort de décentrement, il est plus facile de vendre un roman qui parle d’émigré·es et de la difficile intégration dans le tissu national états-unien** : les lecteur·ices ont déjà un horizon d’attente établi.
Il est vrai qu’en littérature et en art, je préfère être un peu (et même beaucoup) déstabilisé ; je préfère, aux livres déjà configurés par rapport à mes lectures précédentes – les livres à mémoire de forme –, les livres qui se nourrissent d’un terreau social et culturel complexe et discutent des contradictions entre différentes strates : les textes à forme de mémoire.
* Cette question mériterait mieux qu'une mention en passant, bien sûr. Je note seulement que le titre choisi par Télérama est particulièrement dégueulasse : Au nom de toutes les femmes. J'attends de lire le roman, mais au vu des déclarations embrouillées, au mieux, d'Adichie, y compris dans cet entretien avec Télérama, je suis sceptique.
** Qu’il soit clair que je ne parle ici que d’Americanah : je n’ai pas (pas encore – il faudra bien, obligation professionnelle, que j’y passe) lu le nouveau roman d’Adichie (et si ça se trouve, dans quelques mois, je publierai ici un démenti).
11:39 Publié dans 2025, Affres extatiques, Lect(o)ures, Questions, parenthèses, omissions | Lien permanent | Commentaires (3)