dimanche, 02 novembre 2025
Sans Barbara Bray, pas de “Vie matérielle” pour Deborah Levy
La traductrice se nomme Barbara Bray.
Plusieurs journalistes ou blogueuses qui rendent compte de leur lecture de La Vie matérielle de Duras en anglais, donc de Practicalities, ne mentionnent pas son nom. Je l’ai écrit plus tôt ce jour, ça m’a choqué que Deborah Levy, qui fait un tel foin de cette lecture, ou qui en fait tant son miel, Levy qu’on présente partout depuis quelque temps comme une grande féministe, Levy donc ne daigne pas nommer la traductrice, alors que sans la traductrice elle, Levy, serait visiblement incapable de lire ou de citer Duras.
Or, quand je relis cette demi-page, quand je la relis sans même me reporter au texte français de Duras, je reporte sur le « nous les femmes » de Levy un « nous les traductrices ». (Il y a une majorité de traductrices dans la profession, et l’invisibilisation de la pratique de traduction est aussi une pratique de marginalisation économique des femmes.)
Dans l’extrait ci-dessus de Things I Don’t Want to Know, remplacez Motherhood par translation, et tout suit.
It was becoming clear to me that translation was an institution fathered by masculine consciousness. This male consciousness was male unconsciousness. It needed its female partners who were also translators to stamp on her own desires and attend to his desires, and then to everyone else’s desires. We had a go at cancelling our own desires and found we had a talent for it. And we put a lot of our life’s energy into creating a home for our books and for our authors.
On n’a (je n’ai eu) besoin de remplacer que quatre mots, sur 84.
Bien entendu, ce report est un forçage. Je force le trait. Mais tout de même, je pose la question : que fait, au fond, Deborah Levy en se réclamant de Duras (en s’en drapant quasiment) tout en invisibilisant la traductrice, en invisibilisant le vrai travail féminin qui en anglais lui permet d’avoir accès à Duras ?
Et en allant plus loin, si on va lire la page en français, voici la phrase qui correspond aux deux phrases de Bray par lesquelles Levy achève sa citation :
Le lieu de l’utopie même c’est la maison créée par la femme, cette tentative à laquelle elle ne résiste pas, à savoir d’intéresser les siens non pas au bonheur mais à sa recherche comme si l’intérêt même de l’entreprise tournait autour de cette recherche elle-même, qu’il ne fallait pas en rejeter résolument la proposition du moment qu'elle était générale.
La phrase est longue.
Bray l’a coupée en deux, soit.
Levy ne cite qu’un petit bout, le début, de la deuxième phrase. Soit.
Ce faisant, Levy omet la partie que j’ai soulignée ci-dessus. Soit. (Ça permettrait peut-être de penser l’équilibre paradoxal qu’elle suggère sur le caractère à la fois implacable, ruthlessly, et bienveillant, kindly, de la déclaration de Duras. Mais soit.)
Sinon : « cette tentative à laquelle elle ne résiste pas » — les italiques sont dans le texte de La Vie matérielle. Bray n’a pas du tout traduit tentative, c’est-à-dire qu’en français la « maison créée par la femme » est une « tentative » (un essai presque). Il y a, dans la phrase suivante, le participe présent trying, mais il n’est pas relié à creates.
Bray a-t-elle traduit l’idée que la femme ne résiste pas à la tentative ? Comment l’a-t-elle traduit ?
She can’t help it – can’t help trying…
De l’absence de résistance à l’incapacité à réprimer une envie ou une tocade, il y a un pas. On peut faire mieux, sans doute, mais l’idée n’est pas ici de proposer une véritable critique en profondeur de la traduction de Barbara Bray (qui est globalement bonne d’ailleurs, j’en ai lu plusieurs pages) ; c’est bien de montrer que quand Levy invisibilise le travail de Bray, elle efface toute une partie de trajet qui va de Duras à son propre texte, tout comme elle efface une partie du paragraphe qu’elle cite (ça l’arrange).
Je le réaffirme donc : la traductrice de La Vie matérielle se nomme Barbara Bray.
Barbara Bray a traduit neuf autres livres de Duras, dont L’Amant. Elle a traduit deux livres de Pinget (ce qui s’explique notamment par le fait qu’elle était l’intime de Beckett), Ségou de Maryse Condé, L’avalée des avalés de Réjean Ducharme (quelle prouesse ce doit être !), Sollers, Tournier, Kristeva, et deux romans de Simone Schwarz-Bart : Pluie et vent sur Télumée Miracle (The Bridge of Beyond, 1975) et Ti Jean l’horizon (Between Two Worlds, 1992).
Entre autres.
Le catalogue de la British Library a pas moins de 125 items à son nom. Pascale Sardin, autrice d’une thèse importante sur l’auto-traduction chez Beckett, lui a consacré l’an dernier, à l’occasion du centenaire de sa mort, une biographie.
Il faut nommer les traductrices, il faut nommer Barbara Bray.
19:00 Publié dans 2025, Lect(o)ures, Questions, parenthèses, omissions, Translatology Snippets | Lien permanent | Commentaires (0)



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