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mercredi, 09 novembre 2005

L’Amant bilingue, de Juan Marsé

On ne devrait jamais écrire sans avoir tous les ouvrages de référence nécessaires à portée de main, déclarait Jacques Marais, qui n’a jamais rien écrit (et pour cause). Je m’apprête pourtant à écrire quelques phrases sur ce roman lu il y a quelques jours, mais sans avoir même l’exemplaire – emprunté en bibliothèque – sous les yeux ni à ma disposition. Qui veut voyager loin ménage sa valise.

 

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Le paragraphe que vous venez de lire a été écrit, il y a une semaine exactement, par un autre moi qui voyageait et qui balisait. Aujourd’hui, je suis à ma table de travail (which is anywhere : in this very case, the dining room table) et je reprends cette note, car je dois rendre le roman demain à la bibliothèque universitaire.

Ce qui m’a le plus déconcerté, dans ce roman de Juan Marsé, c’est la référence constante (et centrale) à la rivalité entre Catalans de Barcelone et « Murciens », ou charnegos, c’est-à-dire, à ce que je crois comprendre, les Andalous ou habitants du sud de l’Espagne. Vendredi dernier, à Montpellier, une collègue de Madrid, qui se nomme Teresa Gibert (ça se prononce comme la librairie, a-t-elle précisé), m’affirmait être dépassée par l’essor incroyable des diverses langues jadis considérées comme régionales en Espagne ; d’après elle, la messe n’est plus retransmise à la télévision qu’en galicien, catalan, etc. Ce qui est le plus gênant, dans cette situation, c’est qu’elle a constaté un déclin incroyable du niveau moyen des étudiants espagnols en castillan (elle enseigne à Madrid).

Bref… L’Amant bilingue, comme son titre l’indique, traite essentiellement de cette question des langues et de leur pouvoir érotique/politique. En ce sens, c’est une gageure de le lire en traduction française.

La situation narrative est assez simple : un Catalan d’une quarantaine d’années est quitté par sa femme, nettement plus jeune que lui et issue d’une très riche famille ; la séparation a lieu après que le mari a découvert que sa femme le trompait avec un charnego, amant de rencontre qui solde la fin du couple. Marsé s’amuse beaucoup à imaginer diverses situations, dans lesquelles le mari inconsolable, devenu clochard et musicien des rues (entre autres, il joue de l’accordéon avec les pieds), téléphone à son ex-femme, qui est à la tête d’un programme linguistique officiel pour la promotion du catalan : il se fait passer pour un petit commerçant et, prenant un accent charnego à couper au couteau, lui demande, en castillan, la traduction de toute une série de mots désignant vêtements et sous-vêtements.

De prime abord, le roman semble raconter la tentative de reconquête, avant que Joan Marés (nom-miroir de celui de l’auteur) ne semble changer son fusil d’épaule et, se déguisant en Andalou, ne se fasse passer pour un ami d’enfance disparu – un certain Faneca, qu’il finit par imiter à la perfection –, afin de séduire son ex-femme ; naturellement, cette stratégie de dédoublement se referme sur lui comme un piège à mâchoires.

Le roman m’a plu, par bien des côtés. Ce qui ne laisse pas de m’agacer, d’un certain point de vue (comme lorsque j’avais découvert Napoléon VII de Javier Toméo, il y a deux mois et quelque), c’est la banalité du thème. Cette histoire de double – ce récit d’une aliénation (ou d’une métamorphose), pour être bien mené, sent le déjà-lu, quand même… Dès les premières phrases (plus précisément : dès la deuxième), le lecteur comprend que le miroir sert à la fois de piège et de moyen d’expression principal pour Joan. L’idée que le reflet infiniment diffracté, le contraste entre l’image et l’identité, est la source des métamorphoses de Joan, est répétée de manière plus ou moins subtile, de loin en loin, comme au chapitre XIX de la première partie :

Marés réussit à se faire une place au bout du comptoir, à côté de Ribas et de Norma, et il se regarda dans le miroir moderniste qui le répétait à l’infini dans un autre miroir frontal : un type méprisable, tapi près de Norma, qui respirait le mensonge avec son air farouche de Charnego à longs cils, un peu canaille. (p. 107)

 

La fin du chapitre I de la deuxième partie vient d’ailleurs confirmer ce dédoublement, de manière plus explicite encore :

une main invisible lui tapotait amicalement l’épaule, pour lui donner du courage : si tu deviens un autre sans cesser d’être toi-même, plus jamais tu ne te sentiras seul. (p. 128)

 

Pourtant, Marsé glisse plusieurs indices quant au caractère factice de ce dédoublement. Il semble erroné de lire le roman dans son entier à l’aune de cette dualité Marés/Faneca. En effet, j’ai remarqué que, si le roman se divise en deux parties de vingt chapitres chacune, il existe une autre structure, celle des cahiers dans lesquels Marés, initialement narrateur de sa propre histoire, écrit. Or, le premier cahier occupe les six premiers chapitres ; le deuxième s’étend du chapitre VII de la première partie au chapitre II de la seconde (soit seize chapitres à lui seul) ; le troisième cahier vient définitivement briser l’apparente symétrie de la structure narrative, puisqu’il occupe le reste de la seconde partie. Chaque nouveau cahier correspond à un changement de voix, de point de vue, mais aussi à un nouveau degré de métamorphose. Marsé a-t-il cherché à suggérer quelque chose par ce biais ? Qu’il existe une troisième instance, l’auteur lui-même, qui préside aux destinées du personnage clivé ? Rien de moins sûr… mais le roman échappe à la lourdeur du thème par ce vacillement permanent, et surtout par ses audaces linguistiques, son humour féroce et caustique.

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Juan Marsé. L’Amant bilingue. Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Paris : Christian Bourgois, 1996.

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