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dimanche, 29 janvier 2006

Temps de chien (Nganang)

 Temps de chien s'inscrit dans une tradition africaine clairement balisée : il y est question d'un quartier populaire et misérable, Madagascar, situé dans les faubourgs de Yaoundé, et de la vie de ses habitants. Les thématiques habituelles du roman suburbain s'y trouvent : misère, alcoolisme, mélodrames hauts en couleur, corruption politique. C'est, par ailleurs, un conte philosophique ; on y trouve un narrateur candide et observateur, dont le regard s'affine progressivement jusqu'à devenir cynique. Pris entre ces deux traditions (réalisme social, conte philosophique), Nganang ne tranche jamais, ce qui fait la force de son livre.
   En donnant la parole à un chien, Nganang prenait de nombreux risques, mais le roman évite les écueils en ne sombrant jamais ni dans l'anthropomorphisme, ni dans des jeux linguistiques faciles. Tout en accordant une grande importance à la palabre, Nganang ne multiplie pas les “indigénismes”. Tout, dans l'écriture, est question de dosage : à cet égard, ce livre est un modèle.
   Bref, Temps de chien, qui avait tout, a priori, pour être un roman raté, est un roman merveilleusement réussi.


 

Le narrateur est un être à part, à l'identité indéterminée ; il erre et déambule dans les “sous-quartiers” ; il vit dans un monde où la violence politique fait incessamment irruption… Autant le dire, et malgré les différences majeures séparant ces deux livres, Temps de chien fait penser à La Route de la faim de Ben Okri. Certes, il manque la dimension imaginaire et épique, si caractéristique du romancier nigérian, mais Nganang développe la même approche des questions politiques. Ainsi, dans le premier chapitre, la scène du suicidaire appelle la comparaison : même regard pseudo-objectif, même mythification. Mimi Minor rappelle Madame Koto. Mboudjak est, comme Azaro, partagé entre l'identification au “Nous” de la foule et l'aventure en solitaire : “Mes aboiements embaumaient le chaos des hommes. Je ne savais plus ce que je disais. J'étais pris dans le mouvement, moi aussi.” (p. 64). Ainsi, le texte, vertueux et voltairien, tombe incidemment dans le délire, dans la parole folle, les “étiennements bancals” (p. 71). Le discours policé de Mboudjak, chien philosophe et observateur cynique, est sans cesse gagné par une langue subversive et envahissante.
   Le discours canin se développe alors dans l'interstice périlleux qui sépare, d'un cheveu, la raison de l'exubérance. Romancier, le chien Mboudjak voudrait se garder des mots, notamment de ceux de Panthère, un vieillard palabreur et hâbleur. Pari-paradoxe difficile à tenir :


Je recherchais dans la viande du monde la dureté de l'os, la partie la plus sûre du festin de la vie, et il faisait danser ses hallucinations dans la rue. Réaliste, il me fallait être: réaliste. Et il inventait visiblement la réalité des choses selon sa convenance! Un manipulateur du réel, le petit vieux était. Mais voilà: bia boya alors? Avec ce petit vieux, oui, surtout avec lui, la cour du bar de mon maître devenait une natte de paroles, un entrecroisement de commentaires, un bouillonnement d'emphases, une explosion continuelle de superlatifs, un perpétuel défi de grandeur, oui: une somme de mille folies s'entrechoquant. (p. 110)


 

Réalisme garder : c'est le mot d'ordre. Mais, quand le matériau vire au désordre, ‘on va faire comment, alors?’ (c'est la traduction, proposée en note dans le roman, de “bia boya alors?”).
   Se méfier des discours ne signifie pas, pour autant, abandonner le style. Au contraire. Nganang invente une palette étonnante de variations stylistiques, de l'usage immodéré et savoureux des notes (qui deviennent par instants partie intégrante du récit, cf p. 78) à la construction d'échos secrets :
Des rires fusèrent ci et là. Parfois une voix admiratrice crissait. Je n'y prêtais pas attention. Je me voyais nu dans la rue. Ma maîtresse, elle, devait être aux nues. Elle avait sa vengeance sur tous ceux-là qui jamais n'avaient vu en elle rien d'autre qu'une vendeuse de beignets, me disais-je. (p. 103)
 

   Temps de chien pose, comme tous les grands romans africains, la question de la fiabilité des signifiants. Perdu, au début du livre II, dans les sous-quartiers, Mboudjak cherche son maître, Massa Yo. Un coq lui apprend alors qu'il y a “des milliers de Massa Yo dans Yaoundé, et que lui seul en connaissait déjà six” (p. 189).
   De façon plus intéressante, lors d'une altercation entre une femme et un vendeur d'arachides, les mots du lexique sont réduits (ou élevés?) à un sens performatif, sans aucun rapport avec leur signifié :


“ — Toi, tu es une bordelle de ton état, dit le vendeur d'arachides.
­— Energumène, dit la femme en sevrant son gosse pour mieux répondre.
— Bordelle !  dit encore le vendeur d'arachides.
— Abracadabra !  dit la femme.
— Bordelle ! ” insista le vendeur d'arachides.
Et l'autre sortit le mot du siècle : “Anticonstitutionnellement ! ” (p. 221)


 

Le mot du siècle n'est pas seulement le plus long du dictionnaire : il prend un tout autre écho dans un contexte de dictature…!
   Nganang multiplie ainsi les scènes à mi-chemin du burlesque et de la satire politique, comme lors de la tentative de suicide d'une femme sous un bus à l'arrêt (pp. 204-206), ou du retournement de situation invraisemblable qui permet à un homme pourchassé par tous de devenir “le miraculé du marché” (pp. 228-229). Le roman se termine pourtant sur une note forte, puisque c'est l'assassinat de Takou, gamin des rues et fils du Docta, par le Commissaire, qui donne le signal de l'émeute, “main de rage” (p. 293) et “rumeur régicide de la rue” (p. 295). La dimension mythique, que l'on croyait bannie du récit, prend alors le relais pour s'imposer et donner a posteriori tout leur sens à plusieurs scènes-clefs du livre. Ainsi, les personnages, miteux ou pathétiques, sont transfigurés le temps de l'émeute, en particulier le Docta, devenu père “soudain avec la mort de ce gamin qui lui avait été jadis abandonné” (p. 286).


 

    Temps de chien est un grand roman critique, tant du point de vue de la satire politique — toujours judicieuse, jamais appuyée —  que de la liberté laissée au lecteur : de nombreuses pistes restent ouvertes, et c'est au lecteur, in fine, d'opter pour le point de vue “réaliste” — maintes fois réaffirmé, quoique de façon ambiguë —  ou pour une lecture plus idéologique. En des temps où le roman contemporain s'abîme souvent dans un collage superficiel saluant “la fin des idéologies”, c'est faire œuvre salutaire que de proposer, comme Nganang, un livre de cette trempe, qui n'est ni un pamphlet ni une belle coquille vide.

 

 

NGANANG, Patrice. Temps de chien. Paris, Le Serpent à plumes, 2001, 304 pp.

(Article originalement publié en 2001 sur le site Exigence Littérature.)

Commentaires

J'ai mis un commentaire qui a disparu. Damned. Alors, on remet ça.

L’utilisation des "indigénismes" est particulièrement édifiante pour moi. C’est à priori une arme facile. On s’attache le lecteur connaissant les termes et on joue aussi sur le registre de l’exotisme. En réalité, il se moque de ce même lecteur habitué des vaudevilles quotidiens ou comme dirait Donny Elwood, « habitué des situations compliquées* ». Je vois le livre comme une satire sociale et j'y vois de la tendresse précisément car il utilise exactement les mêmes armes que ses personnages. Il est, pour tomber dans le jeu de mot facile cette fois-ci, mordant. Cette histoire pourrait presque être racontée par un habitant d’un des bidonvilles de Yaoundé aujourd’hui. On risque donc de lui reprocher de tomber dans la facilité mais en fait c’est plus fin que ça. Il prend ce risque très élégamment tout en jouant sur les registres que tu expliques. Un côté Je t’aime moi non plus qui me plaît beaucoup car il joue avec les paradigmes culturels de certains lecteurs et cela ne constitue qu’une des lectures possibles du roman.

*Elles sont tellement courantes qu’elles n’ont en réalité rien de compliquées. Tous le savent mais on a décidé qu’elles étaient tellement simples que ça a en devient suspect donc c’est qu’elles sont en fait compliquées. Twisted people !

Écrit par : Livy | dimanche, 29 janvier 2006

J'oubliais, c'est pourquoi faire le gras sur mon nom?

Écrit par : Livy | dimanche, 29 janvier 2006

Et sur le mien ?
Et qui est Zanzibar ?

Écrit par : Simon | dimanche, 29 janvier 2006

Livy, d'accord avec ton analyse. C'est un très beau livre, justement par cette forme de simplicité qui recèle pourtant tant de trésors. C'est un livre que l'on peut conseiller facilement à quelqu'un qui n'aime pas "la littérature" (whatever that is).

J'ajoute, pour ta gouverne et celle de Simon, que je vous ai "noircis" après avoir "noirci" le blog de Zanzibar, que j'aime beaucoup : comme c'est une personne très pudique, je doute qu'elle revienne commenter ici. Vous êtes tous deux chers à mon coeur : Simon, en la blogosphère, pour être l'un de ceux qui m'ont donné envie de tenir l'un de ces carnets ; Livy, en la blogosphère et la réalité.
Le "gras" dont j'ai gratifié Zanzibar est un encouragement. J'aime bien le début de cette histoire, mais il semble que l'auteur se soit interrompu aujourd'hui...

Écrit par : Guillaume | dimanche, 29 janvier 2006

Merci Gentillaume de Gascogne.

Écrit par : Livy | lundi, 30 janvier 2006

Tout d'abord, je comprends comment 'a priori', le livre peut apparaître comme un échec. En général, l'idée d'un chien racontant des événements qui se passent dans son quartier n'est pas un sujet qu'on prend au sérieux. 'A priori', c'est un peu comme si le roman se moquait de la gravité de la misère dans ce quartier en utilisant un narrateur canin. Mais, en fait, en restant objectif, le narrateur, en tant que chien, donne un point de vue très unique. En lisant le roman, le lecteur comprend la nécessité de ne pas avoir un homme comme narrateur. Je crois que l'auteur a choisi un chien comme narrateur pour contraster avec l'homme et pour montrer l'apathie et la lâcheté générale des hommes. Pourtant, je ne suis pas d'accord que le livre ne tombe pas dans "l'anthropomorphisme". Bien que Mboudjak ne puisse pas communiquer efficacement, il possède toujours des pensées humaines. En fait, il est plus sage que les hommes dans le roman. La perspicacité n'est pas du tout une caractéristique des chiens. Je crois que Patrice Nganang utilise beaucoup d'"indigénismes" qui rendent l'histoire plus vivante, mais parfois ces expressions familières deviennent gênantes. Bien que je n'aie pas lu "La Route de la faim", je vois les ressemblances entre ces deux romans. Je suis d'accord que l'identité de Mboudjak est partagée "entre l'identification au "Nous" de la foule et l'aventure en solitaire." Je crois que Mboudjak est souvent perplexe de sa place dans la société. Il n'est pas vraiment comme un chien, ni comme un homme. Il fait constamment le choix de partager son temps avec les hommes, et de rester tout seul. Il y a plusieurs altercations dans le livre où le dialogue est réduit à "un sens performatif". Je crois que cet élément ajoute de l'humour et montre clairement l'absurdité des disputes entre les gens dans le roman.

Écrit par : Elizabeth | vendredi, 09 février 2007

Je dois réfuter le commentaire que le quartier du livre est "misérable." Oui, il y a quelques personnages, comme le Corbeau, qui essaient de décrire, de dire combien ce quartier est malheureux car tout le monde boit pour oublier sa vie. Mais, en fait, je trouve que dans chaque personne, même si l'on fréquente le bar, on y trouve une communauté, une camaraderie entre ces clients du 'Client est Roi.' Chaque personne a son propre passé, sa propre histoire, ses souffrances, mais on n'y trouvera pas forcément la misère, à mon avis. Oui, je suis tout à fait d'accord que l'on y trouve l'alcoolisme et des mélodrames. Quels mélodrames exorbitants y existent, mais c'est ce qui rend le livre amusant, et intéressant.

Est-ce qu'on ressent, ou sent la misère du peuple de ce quartier? Est-ce qu'il y a des cris qui demandent un sauveur? J'ai été stupéfaite de voir la réaction des personnes au bar le jour où le Corbeau a fait un discours émouvant aux clients, aux passants, que personne n'ait été ému..personne ne se soit senti coupable. La culpabilité ne semble pas jamais exister dans ce bar.

Et même, la scène du suicidaire...je croayis avoir commencé à constater la misère au bar, mais ce récit devient vite un conte humoristique presque. Le suicideur ne veut pas vraiment se suicider car il est pauvre, car il y a la misère de son pays qui l'étouffe. En revanche, il est "misérable" car sa maîtresse, Mini Minor, n'est plus "amoureuse" de lui.

Deuxièmement, l'auteur de cet article dit que "le narrateur...erre et déambule dans le 'sous-quartiers.' Est-ce vrai? Il diambule dans les sous-quartiers? Il se balade, il marche dans les sous-quartiers mais je ne crois pas que ce soit dans un but imprécis. D'un autre côté, j'ose dire que le narrateur as un but, il reste au bar, il reste avec son maître car il veut trouver un sens à la vie, il veut "trouver" un véritable homme. S'il y en existe un. Donc, je n'aurais pas utilisé les mots: "errer et déambuler" car j'ai l'impression que même si le chien erre, où il aime se perdre, il n'ira jamais trop loin...car où qu'il aille, lui il trouvera la même humanité, il confrontera les mêmes situations.

Écrit par : Shannon | mardi, 13 février 2007

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