Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 17 octobre 2011

Exister est un plagiat : 11 et 62

11

 

Curieux comme cette partie de mes souvenirs d’enfance ne fait guère appel à des souvenirs d’écolier, alors qu’à cette époque-là (et cela même avant de lire Pagnol (ce devait être l’été 85)) je voyais constamment la vie d’écolier comme le centre d’intérêt principal de mon existence. (Je crois avoir, plus tard ou même cette année-là (je n’en suis plus sûr à cause de la mort de mon arrière-grand-mère paternelle, dont je ne sais plus si elle intervint après cette « œuvre »), commencé d’écrire une autobiographie dont l’essentiel était constitué par mes journées/années d’écolier.)

 

Et, pour ma onzième année, encore, j’aurais envie de raconter les soirées passées – en juillet – à jouer au badminton avec Tim, à Francfort. En quelques heures, en ne parlant que peu l’allemand (j’allais entrer en cinquième et n’avais donc commencé que depuis un an), j’étais devenu très ami avec Tim, de deux ans mon aîné et le fils du l’ex-correspondant de mon père. Cette amitié devait sans doute beaucoup à la soudaine possibilité de jouer longtemps, durablement, avec un camarade : badminton, jeux de société, tout y passa. (Une qui a bien dû s’emmerder, lors de ce séjour allemand, ou plutôt lors de la petite semaine à Francfort, c’est ma mère.)

 

Alors, pourquoi ne pas raconter la vie d’écolier, ou les longues après-midi d’automne ou d’hiver dans le bois à Cagnotte ? L’Allemagne ou la Tunisie apportent-elles plus d’exotisme narratif, plus de variété ? N’y a-t-il pas un risque, dont je m’aperçois depuis quelques jours, de céder au contraire, en choisissant de tels épisodes saillants, à la monotonie stylistique d’un album de photographies feuilleté nonchalamment, d’un œil distrait, le menton semi-somnolent, sans se fouler ?

Puisque l’objectif est de publier à terme les textes de ce projet dans l’ordre arithmétique – alors que leur ordre d’écriture aura épousé des cercles concentriques de plus en plus rapprochés du centre (à l’inverse du galet jeté dans l’étang) – il sera amusant de voir quel effet ces éventuels soubresauts stylistiques, souvent dus à la fatigue et à la précipitation (je n’ai qu’une dizaine de minutes à consacrer à l’écriture du double fragment quotidien), feront dans la trame globale de l’ouvrage.

Il n’en demeure pas moins que les notes en miroir se répondent bizarrement, un peu comme les coups mal emmanchés d’une partie de badminton ficelée de traviole, ou se dressent chichement, comme des tiges dans un toit.

 

 

62

 

Je me rappelle ce toit dans lequel étaient fichées, lancées vers le haut, des tiges de fer dont la fonction principale était, comme sur tous les autres toits de cette ville tunisienne, d’éviter la taxation puisque, si tige il y avait, la maison n’était pas achevée (et, de fait, aucune maison, ou presque, n’était, du coup, achevée, toutes attendant, assez babéliennement, une troisième ou un quatrième étage), ce toit sur lequel, tous ces jours d’août brûlants, nous déjeunions et dînions, et où nous côtoyâmes, pas longtemps, un mouton bien gras et bien laineux qui fut égorgé puis mangé le soir du mariage de notre ami M., dont les noces nous avaient conduits dans cette ville de Tunisie dont on a, à l’hiver dernier, beaucoup entendu parler lors de la révolution qui a mis à bas le régime du dictateur Ben Ali, lui qu’en cet été 2000 nous voyions, photographié ou peint, sur tous les murs, dans le moindre recoin du moindre souk populaire – pas trop dans le souk du centre ville, destiné aux touristes (à qui, sans doute il serait malséant de donner à voir le culte de la personnalité dans toute sa triste hideur), mais partout ailleurs – et donc, dans cette ville, dans ce quartier aux rues non bituminées de cette ville tunisienne, sur ce toit qu’alternativement je serais tenté de nommer le toit du mouton, ou le toit de la tante (car M. avait une tante d’onze ans plus jeune que lui, dix-sept ans, très belle (comment tu parles de ma tante, toi ? avait-il dit en rigolant (mais pas seulement)), qui, invitée avec sa mère, branche pauvre de la famille, pour trimer lors du mariage, résidait donc, si mes souvenirs sont bons, dans une piécette attenante à ce fameux toit), lieu qui a la particularité de m’évoquer des souvenirs très précis (trous d’aération, étente à linge, repas de demi-thon très pimenté) tout en n’ayant plus, in my mind’s eye, de topographie aisément descriptible, puisque, comme la longue parenthèse relative à la très jeune et très belle tante de M. me l’a montré, je ne vois plus bien comment s’y accrochait la cahute des deux demi-esclaves (la tante et sa mère). Sur ce toit, un soir, tu as hasardé le rituel du henné. Et es tombée enceinte moins de deux mois après.

Malchanceux

13 octobre 2011

Nous en avons vu, des oiseaux pliés en plein vol. Icare encore. Gouache, aquarelle, brûlure et cendre, le regard des marcheurs se tournait du côté du moulin -- du moulin sur la rivière Floss, au moins, et au mois d'avril (le plus cruel mois). Sa manie de clore des phrases emberlificotées par des parenthèses ne l'a pas quitté, je renonce, dit la correctrice, à ce que je crois savoir. Au moins, et au mois d'avril. Avril, le plus cruel mois, je me rengorge, moulin, battre des ailes ce n'est pas rien... phrases brutes, emberlificotées, je m'embrouille, n'avance à rien. Oiseaux, donc, et vagues.

Oiseaux imprécis, écrasés, au vol brisé brutalement, oiseaux pliés en plein élan. On revoit le volatile plus tard, toujours de façon fugitive, au bord de la Loire, et même plus à l'abri du vent, en échappant aux bourrasques, se réfugier dans les salles vastes du Château de Tours (que l'on a saisi combien de fois par une imagination mécanique ?), bref se réfugier et revoir là aussi le volatile... mais plié en plein élan, pilé. Elle, donc, elle (pas Christelle, Anne, encore une nouvelle figure, encore un énième ectoplasme (qu'est devenu Bernard ?)) revoit, après avoir cherché à effacer de sa mémoire, et même de son passé, les explosions, les événements traumatisants, elle revoit le volatile, capté en miroir, prisé en relief, pris dans son regard, c'est terrible. Phrases embrouillées. Qu'est devenu Bernard ? Qu'est devenu Bernard ?

Anne (ce n'est que la première partie de son prénom composé, elle a le regard sûr, elle a marché longtemps avec les autres, leur périple le long du fleuve n'est pas rien, on pourrait s'y perdre, s'égarer (qu'est devenu Bernard ?)) revoit, car elle vit une longue file d'oiseaux qui volaient haut dans le ciel, en un vol rassemblés, un vol d'oiseaux traversant le ciel. Oiseaux, donc, regard sûr, vision précise, aucun flou, et vagues. Près de ce gouffre qui s'ouvre dans le sol (et qui ne rappelle pas le moulin sur la Floss, plutôt une bouche de métro - Charing Cross ?), elle voit cette file d'oiseaux, qui lui rappelle encore le mythe d'Icare. Icare encore. Elle évoque Bernard, et s'aperçoit qu'il est près d'elle, était-il aussi dans le château, près de la bouche de métro ? Bernard ne sourit pas, il a l'air figé dans son élan, et, comme il n'a pas levé le regard, il devient progressivement évident (pour Anne, pour personne d'autre) que c'est le colonel Sanders qu'il remarque.

Oiseaux pliés en plein élan. Revoir le volatile. Il sauta par la fenêtre au risque de se rompre les os. Au tableau noir (vert sombre, en fait, comme tous les tableaux noirs), la main a tracé les mots Icarus et Icarean, ainsi que les mots Zero at the bone et, plus mystérieusement : OS > OISEAU. Anne ajoute, dans ses notes : What's in a bird ?. Sachez-le, le tableau n'était pas noir, c'était un tableau blanc, et les mots avaient été, non tracés, mais inscrits au feutre rouge. (J'avais même plaisanté : out of the blue écrit en rouge.) Icare, tombé du ciel, out of the blue, écrasé par une bagnole. Remythification ? Qu'est devenu Bernard ? Il a disparu, encore, de sorte qu'Anne se demande si ce n'était pas une hallucination. Elle revoit le volatile, sa rétine le porte. Peut-être s'est-il brûlé à votre rétine, il faudrait ajouter les mots oeuf et oeil, toujours en rouge, puis effacer le tableau, et avec les inscriptions effacer le passé, les événements traumatisants, les tragédies, les incendies, les explosions. Faire qu'Icare atterrisse. (Utopie.) Faire qu'Icare vole. Icare, Icare. Icare encore. Icare (son vol achevé, ailes pas brûlées, intactes) est seul sans être à l'écart. Oh, arrête...

Oh, arrête. Oh, arrête ? Non, reprenons, plutôt. Reprenons mieux, de plus haut. De plus haut ? De haut ? (Au moment où Icare, splosh, flop, plouf, n'atterrit pas, amerrit, trouve sa tombe.) Anne se dit qu'elle a failli tomber de haut en voyant le diptyque dérangeant de Sacha Ketoff. Un malaise larvé. Tout a failli tomber à l'eau, dit-elle à Bernard qui la regarde, plus près qu'elle de la sorte de gouffre, bouche de métro, croix sans partage. Une angoisse larvée. Avec le nom de Sacha Ketoff, se dit Bernard (ectoplasme, nouveau masque du scripteur ?, s'interroge en marge la correctrice lassée de corriger les agaçantes parenthèses emboîtées et passant à l'ennemi (à la place du tableau noir gras de sueur il faudra fixer des couleurs, tel mot en rouge par exemple), participant elle-même de l'embrouillamini (phrases emberlificotées)), on pourrait commencer une série de poèmes acrostiches, 11 vers pour 11 lettres à l'initiale. Et si c'était des hendécasyllabes... Comme si elle lisait dans ses pensées, pense-t-il, Anne lui parle alors de carrés. Il comprend vite qu'il s'agit des oiseaux de Ketoff, pas de son projet. La chute dans la mer, dit-elle, ajoute-t-elle, entend-il, est comme une petite carie douloureuse mais marginale, dans le coin inférieur droit du tableau.

Reprenons (en avril, mois cruel, prends la file). Elle a une dent contre moi, pense Bernard. Reprenons de plus haut. Le volatile fugitif n'est pas l'oiseau plié en plein élan et fixé par Sacha Ketoff, qui n'est pas non plus Icare. D'Icare, il faudrait (acrostiche ou pas) étendre, s'interroger sur les prophéties, le labyrinthe. La bouche de métro n'est pas la bouche d'ombre n'est pas l'écume des vagues (ni des jours). L'un des onze styles (le onzième) est même qualifié de « sibyllin ». Oiseaux, et vagues. Vision précise, regard sûr, etc. (qu'est devenu Bernard, pense Bernard). La correctrice n'en peut plus. Anne, désorientée, constate que les oiseaux meurent, sont écrasés (on entend le craquement atroce de leurs os), pliés en plein élan, fouettés en plein vol (et pour la danse, j'ai mis «pirouettes» (c'est mauvais)), que l'homme-oiseau, l'enfant-oiseau, s'est brûlé les ailes trop près du soleil, que l'utopie est impossible, le retour en arrière illusoire. Meredith (qui doit son prénom à un autre George romancier de l'ère victorienne, un homme-plume) ne sera pas the highest high flier, l'apogée, la prunelle de leurs yeux, l'échelon le plus abouti de la reproduction des élites.

Bernard s'intéresse beaucoup au théâtre et nous recommande vivement une première de Gilles Bouillon. Il faut être fou. Anne passe outre. Envoie un pigeon ou un SMS. Anne s'intéresse beaucoup au théâtre et nous recommande vivement une première de Claire Diterzi. Pourquoi pas. Mais le message n'est pas passé, la Sibylle était aphone, le pigeon n'était rien d'autre, finalement, qu'un oiseau urbain malchanceux.