dimanche, 15 avril 2012
Intermittences : sur quelques phrases d’Anthony Powell
Jeudi soir, tard, j’ai terminé la lecture de The Soldier’s Art, huitième volet de la dodécalogie d’Anthony Powell. Je crois avoir lu les 6 premiers tomes vers 2007-2008, avant de devenir directeur du département d’anglais en tout cas. J’y suis donc revenu, avec la trilogie militaire, dont seul le dernier tome – The Military Philosophers – me reste à découvrir.
J’y suis revenu, avec des sentiments mitigés. La lecture en est tout à fait plaisante, stimulante, même s’il me semble que le travail stylistique s’y émousse. Le côté « Proust de second rayon » est moins présent, ce qui, finalement et sans paradoxe, diminue le charme, voire la qualité d'écriture. On le retrouve toutefois par intermittences. Qu’on en juge :
The potential biographies of those who die young possess the mystic dignity of a headless statue, the poetry of enigmatic passages in an unfinished or mutilated manuscript, unburdened with contrived or banal ending. (The Valley of Bones, p. 197)
Il s’agit plus d’influence proustienne que de décalques jamesiens, comme lors de la description d’un bombardement aérien à l’époque du Blitz :
Out of this resplendent firmament – which, transcendentally speaking, seemed to threaten imminent revelation from on high – slowly descended, like Japanese lanterns at a fête, a score or more of flares released by the raiding planes. Clustered together in twos and threes, they drifted at first aimlessly in the breeze, after a time scarcely losing height, only swaying a little this way and that, metamorphosed into all but stationary lamps, apparently suspended by immensely elongated wires attached to an invisible ceiling. (The Soldier’s Art, p. 11) *
La semaine dernière, je citais un extrait de The Valley of Bones (tome VII, et 1er volet de la trilogie militaire). Sur la même page se trouve, toujours dans la bouche de Dick Umfraville, un jugement général, misogyne et galvaudé sur les femmes (“The answer was always no. Then one day she changed her mind, the way women do.”), ce qui m’a fait sourire. (Stratégie narrative difficile à démêler ici.)
Je n’ai pas vérifié si les douze romans de Powell qui composent ce cycle intitulé A Dance to the Music of Time, et que je lis dans l’édition Heinemann cartonnée que possède la B.U. de Tours, ont été traduits. Il me semble que traduire et publier ces romans maintenant aurait quelque chose de terriblement délicat, ainsi que d’éminemment suranné. Par exemple, toujours dans The Valley of Bones (p. 117) :
We were squadded by a stagey cluster of glengarry-capped staff-sergeants left over from the Matabele campaign, with Harry Lauder accents and eyes like poached eggs.
Comment, dans une traduction, saisir sans l’effriter le mille-feuilles culturel que constitue une seule phrase ?
Un autre passage qui m’a beaucoup amusé, dans The Soldier’s Art cette fois, et notamment en raison d’associations montypythoniennes ** qui relèvent ici de la coïncidence, ou – mieux – du plagiat par anticipation, donnerait, à la traduction, quelque fil à retordre :
‘How went the battle, Derrick ?’ he asked. […] ***
‘Pretty bloody, Eric,’ he said. ‘Pretty bloody. If you want to know about it, read the sit-rep.’
‘I’ve read it, Derrick.’
The assonance of the two colonels’ forenames always imparted a certain whimsicality to their duologues****.
‘Read it again, Eric, read it again. I’d like you to. There are several points I want to bring up later.’
‘Where is it, Derrick?’ (The Soldier’s Art, pp. 35-6)
Dans un registre moins satirique, il me semble important de clore ces quelques remarques éparses en citant un paragraphe où se mêle trois métaphores essentielles du cycle dans son entier – le jeu, la musique, la stratégie militaire :
This was an unexpected trump card for Stevens to play. Moreland, always modest about his own works, showed permissible signs of pleasure at this sudden hearty praise from such an unexpected source. Music was an entirely new line from Stevens, so far as I knew him, until this moment. Obviously it constituted a weapon in his armoury, perhaps a formidable one. He had certainly opened up operations on an extended front since our weeks together at Aldershot. (The Soldier’s Art, p. 135)
* Je dois à la vérité de préciser que j’écris ce billet, recopie ces citations, tout en écoutant un très beau duo d’Evan Parker et Urs Leimgruber, ce qui, par crépitements, démontre assez combien je mets en pratique le principe fondamental d’un de mes maîtres, Isidore Isou, et donc ce procédé – la discrépance – consiste ici à recopier des phrases à l’architecture ample et mesurée tout en étant profondément imbibé de sonorités que même le qualificatif de free ne suffit plus à décrire. Qu’il soit dit, au passage, que ce principe même est au centre d’une série de textes sur l’autre blog (Unissons).
** En l’espèce, que cette séquence animée, toute en nonsense et cochons tirelires, me soit immédiatement venue à l’esprit n’a rien de fortuit : le modèle commun des deux textes (Python & Powell) n’est-il pas le duo Tweedledum&Tweedledee du brave révérend Dodgson ? Ou l'auteur du bref sketch animé (Gilliam lui-même ?) aurait-il lu The Soldier's Art (publié en 1966, soit trois ou quatre ans avant la saison 2 du Flying Circus) ?
*** Le passage que j’omets de citer est tout à fait long, je dois le signaler, et très savoureux. À un universitaire, les deux colonels sont susceptibles d’évoquer quelques infernaux mandarins, par exemple Jean-Jacques Tatin et Elisabeth Gavoille.
**** Toujours j’écoute Evan Parker et Urs Leimgruber. Le terme de duologue leur siérait à merveille. Ce sont à la fois les nymphes de Mallarmé/Debussy et les camelots de la foire. Quelle merveille !
12:12 Publié dans BoozArtz, Lect(o)ures | Lien permanent | Commentaires (0)
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