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mercredi, 25 février 2015

Ligne & Fils (Trilogie des rives, I)

D'Emmanuelle Pagano, je n'avais lu que le très beau roman d'amour (triste et brûlant), L'Absence des oiseaux d'eau. Il y a deux ans, je n'avais pas été tenté par Nouons-nous, ce que je regrette  aujourd'hui...

 

Emmanuelle Pagano vient de publier le premier volet d'une “Trilogie des rives”. Le titre en est Ligne & Fils. La polysémie possible de ce titre s'éclaire d'un nouveau jour en lisant ce récit ardéchois : Ligne, le nom de la rivière sur laquelle sont, de longue date, installés, les ateliers et usines textiles, a donné son nom à la lignée de la narratrice / Ligne & Fils est donc, très logiquement, le nom de l'entreprise depuis que le père-fondateur l'a léguée à son fils. Il va de soi (de soie) que les autres sens des noms ligne et fil occupent une place prépondérante dans la structure même du roman : la narratrice, photographe, se fait écrivaine, tire à la ligne en alternant les chapitres sur la généalogie, l'histoire de sa famille, les origines des usines, et ceux sur le drame qui la lie (la noue) à son fils ; la référence, très marquée et comme creusée, à l'industrie textile rend l'analogie entre l'écriture et le tissage tout à fait forte, très au-delà de ses avatars les plus ordinaires et les plus galvaudés. Il est évident qu'Emmanuelle Pagano, tout à fait consciente du caractère assez rebattu de cette analogie, a voulu la situer dans une histoire familiale technique. C'est ce qui explique la grande technicité de certains chapitres ; ce roman n'esquive pas ce qui faisait le fond d'une identité industrielle jusque dans les années soixante, à savoir un certain vocabulaire, un certain réseau d'us et coutumes, une certaine mentalité formée d'un langage particulier.

 

À cet égard, l'écriture de Pagano rappelle plus celle – méticuleuse, ouvragée, profonde – d'un Claude Ollier (récemment disparu) que les tentatives “techniques” (amirables aussi, là n'est pas la question) de Maylis de Kerangal. Dans les passages où la narratrice explore l'histoire des matériaux, sa voix demeure forte, douce, subjective. Son élément principal est l'eau, l'eau vive et vibrionnante des torrents ou des ruisseaux :

La soie à voile, la soie dont on faisait les voiles de navire, passait, par la magie du moulinage, de l'eau douce à l'eau salée. De la soie guerrière on tissait les toiles de parachutes qui prenaient l'air sans risquer le feu, parce que la soie est légèe et brûle difficilement. (p. 43)

Écrit de la rive, ou sur la rive, ou par l'attention porté aux rives qu'on imagine quand on ne s'y trouve pas (il y a deux rivières principales dans le roman, la Ligne et la Baume), le roman poursuit le motif de la marche au bord de l'eau même aux temps de sécheresse : “l'eau fantôme partout s'abîmait et chantait faux” (p. 195). La phrase que je viens de citer montre assez combien, sans emphase, sans effets de manche, l'écriture d'Emmanuelle Pagano produit beaucoup, signifie sans pourtant s'en donner l'air. L'abîme, ici, comme le nom de la Baume, suggère des échos très complexes avec l'histoire familiale ; c'est au lecteur de lier ces fils.

 

Une des particularités de ce récit mémoriel est qu'il est confié à, construit par une narratrice qui admet d'elle-même “confondre les fins et les commencements”, et situe ses souvenirs dans une topographie à la fois extrêmement précise et tout à fait idéale (au sens où elle est fabriquée par l'esprit, mentale). Cela se retrouve dans les croisements entre le présent de l'écriture et la petite enfance du fils :

Par la fenêtre de la chambre mère-enfant, je voyais le long train régional passer toutes les deux heures sur le viaduc au-dessus de la confluence de la rivière principale et du fleuve. C'était un bercement de plus. Ce train que je n'ai jamais pris délivrait des points de repères lumineux dans nos nuits, des nuits jamais complètement noires et plus feutrées encore que les jours qu'elles prolongeaient. Je n'avais pas sommeil, je guettais l'heure de la prochaine tétée : c'était celle des passages scintillants du train régional. (p. 156)

Même lorsqu'Emmanuelle Pagano retravaille un motif assez classique, celui de la carte postale (avec les réminiscences qui s'y attachent), elle y apporte un éclairage nouveau : sur la carte postale qu'achetaient tous les estivants dans les années soixante, la narratrice enfant et sa mère se trouvaient au premier plan, sans l'avoir su, alors. Par conséquent, selon la narratrice, sa mère et elle “f[ont] partie de ce drôle de collectif spatio-temporel […] composé de l'ensemble des gens sur la plage” (p. 178). La rupture esthétique, si elle s'y détermine, est discrète, d'une fabrication artisanale. Il est difficile de dire – avant la perspective qu'apporteront nécessairement les deux tomes suivants de cette trilogie – si Pagano fait ici le pari d'un changement de paradigme complet ou si, comme l'arrière-grand-père de la narratrice, elle se résout à “confluer plus haut ou plus bas dans la même rivière principale” (p. 75).

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