mardi, 06 septembre 2016
Johary Ravaloson. Vol à vif.
Vol à vif. Editions Dodo vole, 2016, 192 pp.
[Le roman peut être commandé par courrier électronique. Cf ici.]
Matière de mythe
L’histoire, qu’on ne raconte pas ici, est matériau de conte (ou mythème ?), mais constituée en roman : changements de points de vue, analepses et prolepses, narrativité ambivalente des descriptions.
Structure
Vol à vif se compose de trois parties : le récit de Papang jusqu’à sa mort (5 chapitres, pp. 7-37) ; le récit à la 3e personne des conditions dans lesquels est né puis a dû être banni l’enfant de Markrik et Péla-Soue (3 chapitres, pp. 39-80) ; l’histoire de Tibaar après l’échec du vol (la mort de Papang) (8 chapitres, pp. 83-190).
Si on veut être tout à fait précis, le 8e chapitre de la 3e partie est une sorte d’envolée lyrique dont le narrateur est le milan (papangue). Comme, dans le rituel divinatoire qui précédait le vol des zébus, le chiffre 8 joue un rôle essentiel, il ne faut sans doute pas s’étonner que cette 3e partie se décompose en 7+1, de même qu’on dénombre 5+3 chapitres dans les deux premières parties.
Le lecteur zébu
On ne raconte pas ici l’histoire. Mais vous – oui : vous – verrez qu’on est désorienté par le début du roman. Difficulté à saisir ce qui se passe, opacité des termes malgaches. Tout est fait pour que le lecteur (européen ? non malgache ? (ce n’est pas pareil)) soit désorienté, contraint de fuir devant les dahalos, les voleurs qui les poursuivent et les font courir de leurs cris. Ce n’est pas la première fois que j’ai le sentiment, en tant que lecteur, qu’on me fait marcher ; c’est la première fois qu’on me fait courir comme un zébu. Lector in fabula : pas d’éleveur puissant sans zébus, pas de livre sans lecteurs.
L’alexandrin
La prose de Johary Ravaloson est toute en prosodie discrète. Sans ça, lirait-on ?
« L’aube pointe son nez derrière le torrent. » (p. 108)
La mer imaginée
Tibaar « n’arrive pas à concevoir l’eau qui rue » (p. 107). Le roman s’articule autour d’un conflit entre l’eau douce, paisible, et l’océan, que ceux de l’Yshal et des alentours ne connaissent pas. L’océan, inconnu ou incompris, s’identifie à la bizarrerie des histoires « des gens vivant de l’autre côté de la mer » (p. 106). Dans l’avant-dernier chapitre, Dzaovelo, avec fatalisme, se résout à accepter la « pente » de l’histoire personnelle autant que collective dont Tibaar est le perturbateur : « L’eau longtemps retenue va maintenant se ruer à la mer. » (pp. 181-2)
Yoknapatawpha
Soyez avertis, les noms de lieux sont fictionnels mais représentent des lieux réels : le parc national de l’Isalo devient le mont Yshal. L’ethnonyme Bara devient ici “les Baar”.
Le double nom
Figure qui me fascine depuis bientôt vingt ans, singulièrement dans les littératures africaines, le double nom est, ici encore, au centre du dispositif narratif : mieux encore que Mahatokana, renommé Tibaar pour signifier son bannissement, c’est le personnage de Papang qui continue de suivre Tibaar après sa mort, mais sous la forme d’un milan (papangue). En fait, selon le mythe, ce serait plutôt qu’il appartient à une race d’hommes qui ont accepté de ne jamais procréer pour demeurer immortels. Dans l’ultime chapitre, le papangue plane au-dessus du plateau et se situe, par là même, en position d’observateur des points de rencontre entre différentes temporalités.
Ruée humaine
« Je perçois déjà la poussière soulevée par la ruée des hommes, les trous qu’ils creuseront dans la terre, les bâtiments qu’ils élèveront vers le ciel. Je perçois aussi l’ombre de la lumière qu’ils vont amener. Elle sera plus épaisse que la nuit où l’on sculpte les solitudes. » (p. 190)
À suivre :
Les esprits
L’écriture
06:42 Publié dans Affres extatiques | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
opacité des termes malgaches : je me souviens d'un étudiant malgache, camarade de classe, qui me disait que le malgache n'était pas traduisible pour les Français car nous n'y comprendrions rien. Il m'avait donné un exemple, quelque chose comme la bécassine des bois oscillant dans le vent signifiant que l'aube se levait.
(Evidemment, c'est traduisible. La question est plutôt: faut-il un appareil de notes, ou laisse-t-on tel quel? j'avais pensé à cela en lisant Chatwin http://vehesse.free.fr/dotclear/index.php?2010/03/04/1457-en-patagonie-de-bruce-chatwin, voir la citation.)
Écrit par : Alice | mardi, 13 septembre 2016
Merci pour votre commentaire Alice. Je ne résiste pas à l'envie de vus donner deux petits exemples. Fofombadiko, titre d'un célèbre roman d'Andriamalala, se traduit couramment par "Ma fiancée". Johary Ravaloson, dans un essai de traduction inédit, l'a lui traduit par "Mon parfum de femme" ce qui est beaucoup plus proche du sens littéral malgache.
De même, le soleil, masoandro, serait littéralement "l’œil du jour". On peut ajouter un appareil de notes, mais Johary Ravaloson essaie lui de rendre dans son français cette poésie inhérente à la langue malgache, de sorte que les notes ne sont plus utiles.
Écrit par : sophie | jeudi, 22 septembre 2016
...... et merci à Sophie d'être intervenue aussi !
Joahry R. a donc aussi traduit des œuvres malgaches... Je trouve très judicieuses les traductions qui tentent de conserver des métaphores figées étranges.
(Il faut que je complète ce billet ; c'est terrible, je manque de temps pour tout.)
Écrit par : Guillaume | mardi, 27 septembre 2016
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