Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 31 octobre 2016

Du bled d'Alfred, village mondial.

J'ai découvert Tierno Monénembo en 1995, un peu par hasard, je m'en souviens fort bien : j'avais acheté Pelourinho pour 10 francs chez le bouquiniste du haut de la rue d'Ulm. Depuis, j'ai presque tout lu de lui. Seules exceptions : Les écailles du ciel, Peuls (pas réussi à le finir), Le roi de Kahel (toujours en attente quelque part sur une pile de livres à lire).

Pelourinho est le premier roman de Monénembo dans lequel il raconte la diaspora africaine – ou, plus exactement : dans lequel il fonde un récit complexe sur les allers-retours entre communautés africaines et communautés issues de la diaspora. À l'époque, un certain nombre de choses avaient dû m'échapper, aussi parce que je ne connaissais rien (et ce n'est guère mieux aujourd'hui) aux rites religieux animistes tels qu'ils ont été « acclimatés » au Brésil.

Depuis, il semblerait que Monénembo ait choisi de dresser, roman après roman, une cartographie de la présence africaine dans le monde : Cuba dans le précédent roman, la France de 39-45 dans Le terroriste noir… et donc l'Algérie des années 60 aux années 90 dans ce nouveau livre, sobrement (sobrement ? ça reste à démontrer) intitulé Bled.

 

Dans Bled, on retrouve un récit à la première personne (avec une narratrice, ce qui n'est pas si fréquent chez Monénembo), et ce style faussement familier, faussement relâché, qui est caractéristique de l'écrivain, et qui ressortit, selon moi, d'une forme de maniérisme du je-m'en-foutisme : Monénembo veut absolument donner l'impression qu'il écrit ou qu'il compose par-dessus la jambe. Or, la composition, par exemple, est aussi savante que subtile. Ainsi, le récit de Zoubida commence – au présent – alors qu'elle est encore cloîtrée chez la vieille Karla, ce qui donne l'illusion que toute l'histoire est racontée rétrospectivement depuis ce point temporel ; pourtant, Zoubida est arrêtée à la fin de la IIe partie, et les six chapitres de la IIIe partie racontent son incarcération, puis sa libération et sa vie loin de tout, dans une oasis, avec son libérateur, Arsane Benkirane. Ce parti pris donne un dynamisme supplémentaire au récit : implicitement, le lecteur perçoit que Zoubida raconte son histoire au fur et à mesure qu'elle la vit, mais au passé.

Autre élément qui renforce l'impression de foutoir tout au long des deux premières parties : l'alternance, d'un chapitre à l'autre, non entre deux voix narratives, mais entre deux moments différents de l'histoire (la vie de Zoubida adolescente à Aïn Guesma et l'histoire de sa fuite et de son enfermement dans le bordel-prison de Mounir). Ce dispositif, qui n'a rien de très original mais qui achève de confondre les différentes personae de la narratrice, est tout à fait efficace.

Enfin, et ce point est sans doute le plus énigmatique, le destinataire. En effet, Zoubida Mesbahi s'adresse, dès le début et sans jamais changer d'interlocuteur, à Alfred le Camerounais. Or, plus on avance dans le roman, plus le rôle réel d'Alfred dans ce qui est arrivé à Zoubida paraît marginal. Elle affirme que son arrivée à Aïn Guesma – et l'amitié improbable qui est née entre Papa Hassan et lui – a tout déclenché, mais le lecteur tiers (nous, donc) ne peut s'empêcher d'y voir soit une fixation (une lubie) de la narratrice, soit un effet de discours émanant de Monénembo lui-même : il fallait que cette histoire algérienne s'adressât à un Camerounais. En effet, le récit de Zoubida ne fait pas mystère du fait qu'il y avait bien d'autres destinataires possibles que ce Camerounais coincé à Aïn Guesma (« Un gros oued Rhiou te sépare du Cameroun, définitivement. », p. 182) : son père, Papa Hassan, ou sa mère ; Loïc, le père de son premier enfant et la cause de sa fuite (« mon géologue de Quimper », p. 191) ; Arsane, le visiteur de prison qui lui fait découvrir la littérature et finit par lui permettre de recouvrer la liberté après l'avoir épousée ; Salma, « la fofolle de Bourgoin-Jallieu » (p. 81)

Pourquoi donc un Camerounais, que tous les habitants d'Aïn Guesma prennent d'abord pour un Congolais (par exemple p. 32) ? Une des hypothèses les plus évidentes est que Monénembo cherche à montrer par là la réalité de la mondialisation et des échanges culturels : il faut que Zoubida s'adresse au Camerounais et que ce soit lui, le plus « étranger » peut-être à la situation de l'Algérie depuis les années 50, qui serve, symboliquement, de point de départ, de détonateur de l'histoire. C'est là une des antiennes de l'œuvre de Monénembo, et on la retrouve formulée de différentes façons, à divers points du récit. C'est le personnage d'Arsane Benkirane qui s'en fait notamment l'écho : « Il est temps, dit-il, de réconcilier les différents organes de notre corps : notre sang arabe, nos veines berbères, notre langue française, nos lèvres de nègre, notre front de Turc, notre pif de Juif... » (p. 189)

Cette apologie systématique autant que systémique du métissage et de l'interculturalité a tendance à paraître plaquée. Sans doute l'écrivain a-t-il raison de penser qu'il faut sans cesse reprendre ce fil et montrer en quoi les cultures ne sont pas des isolats, mais l'idéologie se trouve ainsi forcée de déclamer à l'avant-scène. Ce défaut – qui n'en est pas vraiment un, disons que, et c'est un avis tout à fait personnel, je trouve ça lourdingue – n'est pas nouveau dans la prose de Monénembo.

Pour en revenir à l'énigme du destinataire, il y a une autre hypothèse, moins idéologique, moins explicite, et plus séduisante au fond : que Zoubida, sans jamais le dire, soit tombée profondément amoureuse d'Alfred le soir où il a surgi dans sa vie après s'être embourbé dans la neige et avoir été secouru par Papa Hassan. Pourquoi continuer d'écrire ce livre possible (p. 199) et de s'adresser à Alfred ? Elle qui a été initiée par Arsane à la littérature, à une multiplicité d'auteurs de continents si différents, sait très bien ce qu'elle fait ; c'est elle qui donne, avec l'écrivain, l'impression de raconter pêle-mêle, sans véritable objectif. Pourtant, ce qui ne peut manquer de ressortir de la lecture de Bled, c'est que le titre même du roman est une abréviation du nom de son destinataire, du personnage le plus important pour Zoubida : Bamikilé Alfred. Longue lettre ouverte d'un amour dissimulé ?

Le fourre-tout apparent du récit, de la déconstruction dynamique des récits, sert donc de contrepoint au « délicieux fourre-tout » que constitue, selon Arsane, la littérature :

« Lis-les comme ils arrivent ! N'obéis qu'à ton appétit ! Ne t'occupe point de ranger. Surtout pas rayonnages dans ta jolie petite tête ! Laisse ça aux ébénistes et aux érudits ! Dis-toi que la littérature est un extraordinaire festin, un délicieux fourre-tout. Goûte à tous les plats, pêle-mêle selon tes goûts, selon tes envies ! » (p. 170)

Cette injonction joyeuse reprend d'ailleurs la leçon autant culinaire qu'esthétique du livre de Monénembo qui m'a le plus marqué, Un attiéké pour Elgass.

 

Tierno Monénembo. Bled. Seuil, 2016.

Les commentaires sont fermés.