mardi, 24 mars 2020
Des cris d'orfraie sur le tombeau d'un ami
Suite au visionnage de la dernière vidéo d'Azélie Fayolle (qui m'a donné envie de relire enfin Stendhal (mais est-ce que cela adviendra ?)), je signale tout d'abord qu'à ce stade je n'ai pas retrouvé la trace de la citation attribuée à Sterne par Stendhal dans les deux textes principaux de Sterne lui-même, ni dans des sources secondaires. L'enquête a duré dix minutes, autant dire que je n'ai pas forcé.
La question reste posée : où, dans Sterne, pourrait-on trouver une formule telle que Stendhal la traduise par « Le tombeau d'un ami » ? Il y a deux passages dans Tristram Shandy qui peuvent suggérer cela, mais pas texto. Sans doute est-ce, comme le dit Azélie, une épigraphe fausse...
J'en profite, au détour de mon enquête, pour vous donner à étudier le début du chapitre XXXVII de la Seconde Partie, en français et dans deux traductions.
Horace B. Samuel (1916)
C.K. Scott-Moncrieff (1922)
Je ne commenterai ici que la traduction d'orfraie, ce mot que l'on n'emploie plus guère en français que dans l'expression pousser des cris d'orfraie (et encore...). Le terme d'orfraie n'est plus utilisé par les ornithologues depuis fort longtemps, et la principale référence en ce sens est Buffon, qui l'a utilisé pour décrire le pygargue. D'autres auteurs ont utilisé ce mot comme une sorte de mot fourre-tout plus ou moins synonyme d'aigle, et parfois pour parler du Balbuzard pêcheur (comme chez Michelet dans le tome 1 de son Histoire romaine).
Le TLFi, toujours précieux, précise qu'il s'agit bien d'un « oiseau de proie diurne » mais que le nom est très souvent employé pour désigner une chouette, par confusion avec effraie. Ainsi d'ailleurs dans l'expression pousser des cris d'orfraie.
Les deux traducteurs de Stendhal ont choisi d'identifier l'orfraie du donjon comme un balbuzard (osprey). Pourtant, voici ce qu'on lit quelques paragraphes plus haut : « Ses remords l'occupaient beaucoup et lui présentaient souvent l'image de Mme de Rênal, surtout pendant le silence des nuits troublé seulement, dans ce donjon élevé, par le chant de l'orfraie! » (II, xxxvi). Cela démontre qu'il s'agit bien d'un rapace nocturne, et donc, de toute évidence, d'une confusion avec l'effraie. Les deux traducteurs ont d'ailleurs traduit cette première occurrence par osprey, en bonne logique “interne” ou intra-textuelle.
Toutefois, si, pour un lecteur français, le terme vague autorise la compréhension par une confusion semblable à celle de l'auteur (le lecteur français lit orfraie mais peut tout à fait imaginer une chouette), les anglophones, globalement plus versés que les Français en ornithologie, n'y comprendront rien. Un certain nombre d'entre eux, en tout cas, tiqueront passablement en lisant ceci : “the silence of the night, which in this high turret was only disturbed by the song of the osprey” (Samuel, 1916).
Il faut donc, en ayant raison contre la littéralité stendhalienne, traduire orfraie par owl.
Commentaires
Chateaubriand rencontre une orfraie – qu'il reconnaît à son cri "caractéristique" – alors qu'il bivouaque sur la rive du lac des Onondagas, quelque part entre Albany et Niagara. C'est au livre septième des M.O.T, mais je n'arrive pas à retrouver dans quel chapitre, bien que, par coïncidence, je l'aie lu hier…
Écrit par : Didier Goux | mercredi, 25 mars 2020
C'est dans le livre VI du tome I, Années de jeunesse : « Il n'était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j'allai flâner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels; à la couleur du mâle, je reconnus le passereau blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l'exclamateur m'avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses; à mi-côte s'élevait une méchante cabane; une vache maigre errait dans un pré au-dessous. »
Merci de me l'avoir signalé !
Écrit par : Guillaume Cingal | jeudi, 26 mars 2020
Et en anglais, une fois encore le balbuzard (j'ai vraiment des doutes sur cette traduction) : “It was hardly four o'clock in the afternoon when we were hutted. I took my gun and went for a stroll round about There were few birds. A solitary, pair alone fluttered before my eyes, like the birds which I had followed in my paternal woods; by the colour of the male, I recognised the white sparrow, the passer nivalis of the ornithologists. I also heard the osprey, very clearly characterized by its note. The flight of the "screamer" had led me to a dale hemmed in by tall and rocky heights; on a mountain-side stood a poor hut; a lean cow roamed in a field below.” (trad. Alexander Texeira de Mattos, 1902)
Écrit par : Guillaume Cingal | jeudi, 26 mars 2020
Je découvre ton billet ! Que Stendhal ne soit pas fortiche en hulotte ne m'étonne guère…
Écrit par : Azélie | jeudi, 26 mars 2020
Oui, et ça n'a aucune importance ;-)
Écrit par : Guillaume Cingal | vendredi, 27 mars 2020
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