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lundi, 06 juillet 2020

Mulholland Drive, évidemment

Hier soir, nous avons revu Mulholland Drive, avec les garçons. Je l'avais vu au cinéma à sa sortie, et je n'en avais qu'un souvenir assez général, ou vague : pas mal d'éléments de l'intrigue m'étaient sortis de la mémoire. À l'époque, j'avais trouvé le film moins bon que Lost Highway ; plus surfait, plus kitsch aussi. J'ai revu deux fois Lost Highway depuis, et je maintiens que c'est un grand film. Mulholland Drive est certainement beaucoup plus riche en détails et en doubles fonds, mais c'est aussi sa limite : en fin de compte, le film n'a de résonance durable que par les articles critiques qu'il suscite, ou par les interrogations herméneutiques du spectateur, surtout a posteriori d'ailleurs. Le principe même de mise en abyme y est à peu près impossible à circonscrire : la clocharde/Mort tient une boîte qui peut représenter le cinéma ; le cinéaste et Mr Roque représentent deux facettes opposées de l'art cinématographique ; la lampe du corral s'allume et s'éteint selon que le cowboy s'approche ou s'éloigne ; la femme en bleu qui lance Silencio juste avant le générique de fin est celle qui détient le final cut (comme Kesher ? comme Lynch ? ou comme le mafieux italien, interprété justement par le compositeur du film ?).

 

Et, de fait, j'ai passé une bonne partie de la journée à réfléchir, à ruminer sur tel ou tel point d'achoppement. Ce qui me plaît, au fond, outre que le côté kitsch est totalement incorporé à l'intrigue et qu'il est le fait de la capacité de Diane à (se) fantasmer, c'est que l'hypothèse majoritaire, selon laquelle toute la première partie n'est que le rêve de Diane Selway interprétée par Naomi Watts dans la seconde partie, ne fonctionne pas tout à fait. Le film de Lynch n'est pas incohérent, et il répond bel et bien à l'articulation rigoureuse de logiques disparates voire contradictoires. Il y a néanmoins des pièces étrangères au puzzle principal, des faits ou des scènes qui ne collent pas.

 

Certains de ces éléments sont

  • les trois tenues différentes de Diane au moment du suicide, de Diane à son réveil et du cadavre de Diane découvert par Betty et Rita

 

  • le dialogue entre le tueur et la prostituée blonde (je n'ai pas retrouvé la scène sur YouTube, il va falloir que je reprenne le DVD)

 

  • la séquence placée entre l'ouverture de la boîte bleue et le réveil de Diane et dans laquelle on voit la tante Ruth inspecter la chambre entièrement vide

 

  • le club de golf (qui n'est pas l'attribut du cinéaste à seule fin de rappeler le pétage de plombs de Jack Nicholson dans la vraie vie, puisqu'Adam Kesher se promène avec ce club de golf tout au long de la première partie)

 

  • et surtout les deux images en surimpression brillante de Betty avec le vieux couple au début, et avec Rita-en-blonde juste après le suicide de Diane.

 

Si on s'en tient à l'hypothèse majoritaire, ces deux images sont extérieures au rêve de Diane, alors qu'elles correspondent en tous points à la mise en scène de la première partie.

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Surtout, l'interprétation rationalisatrice selon laquelle Diane a voulu devenir actrice après avoir gagné un concours de jitterbug (c'est ce qu'elle explique à la mère d'Adam dans la seconde partie) et que c'est cela qui est représenté dans la scène de danse du début ne tient pas. En effet :

  • cette scène est filmée d'une manière irréaliste, comme dans un théâtre de marionnettes ou de papiers découpés

 

  • c'est bel et bien Betty, et non Diane, qui apparaît radieuse, et en surbrillance, à la fin de cette scène

 

  • Betty y est seule, puis accompagnée du vieux couple, alors qu'un concours de jitterbug (on songe bien sûr à Saturday Night Fever et à Pulp Fiction) implique un couple

 

Comme le couple heureux formé par Betty et Rita blonde (donc "bettysée") à la fin, le triomphe lors du concours de jitterbug est une des affabulations... de qui d'ailleurs ? car, si on en conclut que même la seconde partie ne donne pas de clé homogène et cohérente, la question même du point de vue s'opacifie. L'hypothèse majoritaire tend à expliquer que la seconde partie est filmée en suivant le point de vue de Diane, et que la longue première partie (le "rêve", donc) est le rêve de Diane s'imaginant en jeune première promise à toutes les réussites. Si tel est le cas, Diane se fantasme continuellement seule, ou accompagnée de vieux dont on ne saura jamais qui ils sont, sauf à la fin, avec son double schizophrénique (cf Lost Highway).

Mais si finalement ces différentes séquences incompatibles nous ramenaient à l'évidence même, c'est-à-dire que le seul regard réel est celui du spectateur ou de la spectatrice ? que c'est nous qui voyons ce que nous voyons ? tous les détours labyrinthiques de l'emboîtement narratif complexe ne renverraient, in fine, qu'à cette tautologie... Qui affabule le concours de jitterbug ? n'est-ce pas le spectateur qui veut absolument faire fonctionner cet "indice" ?

En fin de compte, cette tautologie débouche sur un axiome interprétatif pas si évident que cela : Mulholland Drive, en représentant des projections fantasmatiques répondant à des logiques contradictoires, appelle les interprètes à être piégé-es par leurs propres centres d'intérêt, biais ou marottes. Ainsi, je pourrais proposer une lecture très riche de ce film du point de vue de l'histoire culturelle afro-américaine, mais est-ce que cela ne correspond pas surtout à un de mes biais ?

[Pour diverses autres interprétations de ces deux scènes, cf ici.]

 

Entre autres petits accrocs qu'il faudrait approfondir (c'est-à-dire qu'il faudrait que je cherche qui a déjà écrit à ce sujet, car le film a évidemment suscité des milliers de pages d'analyses (et je n'ai pas tout lu aujourd'hui, lol)), il me semble que la vue aérienne et nocturne de la mégapole à la fin ne correspond pas à Los Angeles et Hollywood (les arches rouges rappellent plutôt le Golden Gate, autre image du passage dans l'au-delà) ; je crois aussi que les termes mêmes de l'expression jitterbug contest appellent une réinterprétation sémiologique. (Pour ce qui est des éléments culturels liés à la naissance de cette danse et des éléments intertextuels avec The Wizard of Oz, autre point d'ancrage essentiel de la façon dont Lynch traite du désir et du fantasme dans Mulholland Drive, l'article JITTERBUG de la WP anglophone est très éclairant.)