samedi, 15 décembre 2007
Bergman, où passé
Dans Corée l'absente, Renaud Camus s'offusque de découvrir qu'Arte diffuse le dernier film d'Ingmar Bergman en version doublée (et donc en français). Il note alors ce dont je me suis souvent fait la remarque : "Je ne vois pas très bien qui peut avoir envie de voir un film de Bergman en français. Surtout je ne vois pas très bien ce qui en subsiste. Je ne dirais pas que la langue est tout, chez Bergman, mais elle est le ciment qui tient le reste." (p. 622).
Quand j'essayais de lui expliquer ce point de vue, P. (dont la mort remonte à 10 mois et 1 jour (tandis que je fêtais hier mes 33 ans et 33 jours)) me rétorquait que, pour les personnes qui, comme lui, ne comprennent pas la langue d'origine et qui sont en partie sourdes, passer la totalité du film à lire les sous-titres est pire que tout. Il n'en demeure pas moins qu'à mon avis, on n'a pas vraiment vu un film de Fellini s'il n'était pas diffusé en V.O., de même que les quelques anglophones qui ont fini par céder aux sirènes de la collection Shakespeare Made Easy ne connaîtront jamais Shakespeare : ce n'est pas que la difficulté ou l'abstrusion soient shakespeariennes par essence, mais, par le processus de facilitation (made easy), disparaît ce qui fait la force de ce théâtre. De même, les voix de Roma ou de E la nave va n'ont d'autre écho, fondamentalement, qu'italien.
En lisant cette page du journal 2004, je me suis aussi rappelé ma lecture du Journal de Travers, au printemps dernier. J'avais été frappé de constater que le narrateur (Renaud Camus diariste, mais en 1976-77) réitérait plusieurs fois l'idée, évidente à ses yeux, selon laquelle Bergman était un cinéaste mainstream, pour les petits-bourgeois, et nullement de l'ordre de la grande culture :
" (Le p.-b. français voit la marque du génie dans l'élévation du sujet : d'où l'estime durable dans laquelle est tenu Bergman par exemple, par l'étudiant du quartier Latin : c'est le cinéaste middlebrow type.) " (Journal de Travers I. Fayard, 2007, p. 186)
Cette affirmation récurrente m'avait étonné, et je constate qu'en presque trois décennies, il se pourrait que Renaud Camus ait changé d'avis.
[Ici, il faudrait citer le long passage de la page 475, toujours dans le premier tome : Camus y définit, après Woolf, l'intellectuel middlebrow, "la strate Télérama de la pensée", en citant de nouveau Bergman. Il faudrait citer aussi Didier Goux, qui m'a appris que la diffusion de Sarabande en version doublée avait été voulue par Bergman lui-même.]
11:11 Publié dans Corps, elle absente | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : Littérature, Langue française, Cinéma
Commentaires
Excusez mon ignorance mais qu'est-ce donc que cette bête-là, le « p.-b. français » ?
Écrit par : Chieuvrou | samedi, 15 décembre 2007
Le petit-bourgeois, je pense.
Écrit par : Guillaume Cingal* | samedi, 15 décembre 2007
Ah, effectivement, vous l'aviez indiqué à la ligne au-dessus... Je ne suis décidément pas bien malin par moments.
Sinon, à titre d'anecdote, les expériences les plus bizarres que j'ai vécues quant à moi au cinéma en matière de doublage ont été la vision d'un film tourné en anglais, doublé en italien et sous-titré en français (en l'occurrence, « Les Contes de Canterbury », de Pasolini), ainsi que d'un autre, de l'ex-république soviétique de Kirghizie (« Le Ciel de notre enfance », de Tolomouch Okéev – ha ! ha ! n'est-ce pas que ça en jette ?), dont la première moitié était diffusée en langue originale kirghize et la seconde en version doublée en russe. Je me souviens également avoir vu un western en version originale non sous-titrée, dont la traduction était assurée en direct par un Anglais, qui découvrait le film en même temps que le reste de la salle et jouait les différents personnages en s'évertuant à mettre, par-dessus la bande-son, le ton qui convenait : « Tu vas mourir, chacal ! – Non, nooon ! – Tiens, prends ça ! ». Il ne poussait pas le zèle jusqu'à traduire les « Bang ! Bang ! » des détonations (puisque les revolvers parlaient évidemment eux aussi en anglo-américain) par « Pan ! Pan ! » ni les cris des chevaux (comment disent les chevaux américains, à ce propos ?) en « Huuuhuuuhuuuhuuuhuuu », mais le résultat était quand même assez bizarroïde.
Écrit par : Chieuvrou | samedi, 15 décembre 2007
Savoureux !
Les Houyhnhnms de Swift peuvent vous donner une idée du hennissement en langue anglaise...
Écrit par : Guillaume * | samedi, 15 décembre 2007
Le hénnissement anglais, c'est l'houyhnhnm à l'amour...
Écrit par : Didier Goux | samedi, 15 décembre 2007
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