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mardi, 27 septembre 2011

Philip Roth – Nemesis (2010)

Dans la perspective de mon cours sur American Pastoral, je m’envoie (ou m’infuse) un certain nombre de romans de Philip Roth, dont les plus récents – la série des quatre brefs récits rassemblés sous le titre général de Nemeses (nemesis au pluriel, en anglais : je n’ai aucune idée du pluriel de némêsis en français, ou plutôt si : je me doute que c’est un substantif emprunté au grec, et donc invariable) – sentent la fatigue. J’ai manqué de temps pour publier mes notes de lecture sur les romans des années 70 et 80 ; elles sont encore sur des fiches bristol, ou dans le ventre de l’ordinateur.

 

Avant-hier soir, j’ai fini de lire Nemesis, le 4ème et dernier roman de la série des Nemeses (!). Il s’agit d’un roman en trois parties, dont l’action se déroule, pour l’essentiel, en 1945, à Newark, dans le quartier de Weequahic. Le sujet en est l’épidémie de poliomyélite, et les nombreuses victimes qu’elle fit sur la côte Est des Etats-Unis, en particulier parmi les enfants. (Dans le documentaire diffusé la semaine dernière sur Arte, Mia Farrow explique que c’est après avoir discuté avec elle, qui a survécu difficilement à la polio, que Philip Roth a écrit Nemesis.) Le personnage principal est Bucky Cantor, jeune homme de vingt-trois ans qui n’a pu se faire enrôler dans l’armée en raison de ses problèmes de vue et qui, professeur d’éducation physique pendant l’année, s’occupe de diriger les activités sportives des enfants pendant l’été (« playground supervisor » : surveillant de centre aéré ? responsable des activités en plein air ?). Il est nommé ‘Mr. Cantor’ tout au long du roman, car, ainsi que le lecteur l’apprend p. 108, le narrateur est un enfant qui avait douze ans lors de l’épidémie, Arnie Mesnikoff, et qui raconte l’histoire en 1972, après avoir retrouvé la trace de Bucky Cantor et appris, de la bouche même du protagoniste, l’histoire dans tous ses détails.

 

 

Les points que je retiens sont les suivants :

 

* récit en 3 parties – la 3ème, beaucoup plus brève, se passe en 1972, et raconte les circonstances de la rencontre entre Bucky et Arnie, qui ont tous deux survécu, avec de fortes séquelles, à la polio en 1945. Elle s’intitule ‘Reunion’, ce qui est ironique, puisque ces retrouvailles servent surtout à mettre en avant pourquoi Bucky Cantor, convaincu d’avoir infecté involontairement plusieurs garçons de Newark ainsi que plusieurs garçons, s’est condamné à ne plus avoir aucune vie sociale, et surtout à ne pas épouser Marcia Steinberg, à laquelle il venait de se fiancer lorsqu’il est tombé malade. Toute la question de la culpabilité et de la maladie est étroitement mêlée à un débat d’ordre théologique, qu’éclaire principalement le point de vue, explicitement athée, d’Arnie, le narrateur (Nemesis. Jonathan Cape, 2010, pp. 264-5). On peut aussi se référer à la divergence de vues entre Bucky et sa fiancée lorsque l’épidémie de polio prend de l’ampleur : praying vs vision d’un Dieu qui abandonne les humains (forsaking). Le découplage entre un Dieu vétéro-testamentaire et un Dieu néo-testamentaire est, comme toujours chez Roth, systématiquement évité, objet de brouillage.

 

* le personnage de Bucky Cantor n’est pas sans rappeler celui de Seymour Levov, « the Swede », dans American Pastoral è très sportif, il est perçu comme un modèle et un idéal par les enfants et les adolescents (Arnie et Donald seraient, à cette aune, des versions bis du jeune Nathan Zuckerman dans AP). Surtout, l’analyse que fait Arnie du sentiment de culpabilité de Bucky Cantor permet de nets rapprochements. Our ne citer que deux passages de la fin du roman :

He has to find a necessity for what happens. There is an epidemic and he needs a reason for it. He has to ask why. Why? Why? That it is pointless, contingent, preposterous and tragic will not satisfy him. […] this is nothing more than stupid hubris. (p. 265)

Such a person is condemned. Nothing he does matches the ideal in him. (p. 273)

Lors d’une visite que lui rend Bucky Cantor au début de l’épidémie, son futur beau-père, le docteur Steinberg, insiste sur le fait que, même quand on fait ce qu’il faut (« you do the right thing »), on ne peut s’empêcher de constater l’absurdité de l’existence : « Where is the sense in life ? » (p. 47)

 

* le statut du narrateur et les conditions d’énonciation originelle du récit sont complexes (cf pp. 244-5). Font l’objet d’une forme de dissimulation subjective/objective. Arnie compare le récit rétrospectif de Bucky comme un voyage impossible qui tourne autour de l’irréversible : « an exile’s painful visit to the irreclaimable homeland » (p. 245). L’image de l’exil et de la demeure suggère autant le Juif errant que le Paradis perdu (rêve d’Eden). / AP

 

            * statut de la Nature et de l’idéologie de la vie sauvage. La 2ème partie, « Indian Hill », se situe dans un centre aéré fondé par un certain Blomback sur les théories d’Ernest Seton, une forme de scoutisme dont le principe fondamental est le respect des coutumes indiennes. La voix narrative semble prendre ses distances avec (voire se moquer implicitement de) ce nativisme, fantasme de retour à une pureté originelle d’autant plus paradoxal que ce sont les anciens colons, ceux qui ont expulsé/exterminé les Amérindiens, qui miment les coutumes indiennes. Il y a, à cet égard, une scène essentielle, juste avant la mort de Donald Kaplow (adolescent très sportif dont Bucky aide à améliorer les techniques de plongée), la cérémonie du Grand Conseil Indien (peintures de guerre, feu de camp, discours en indien). Cette cérémonie s’achève, assez symptomatiquement, par le God Bless America (p. 218). Par ailleurs, Donald Kaplow se moque, à l’oreille de Bucky, de tout ce tralala et du fait que Blomback prenne tout cela au sérieux. Les moqueries de Donald sont qualifiées de kibitzing ° .

Il est difficile d’interpréter la mort brutale de Donald Kaplow après cette scène. Bucky est convaincu de l’avoir contaminé à son insu. Le lecteur ne peut s’empêcher d’envisager l’hypothèse d’une vengeance divine : en se moquant des rites indiens sur un site sacré (Indian Hill), Donald n’a-t-il pas été puni de son outrage (hubris) par la poliomyélite (nemesis) ? Toutefois, cette interprétation est trop simpliste : le Dieu de l’Ancien Testament et les esprits sacrés des Indiens ne sont-ils pas distincts ? Surtout, le récit tend à insister sur le caractère fantasmatique de tout lien de cause à effet. (Elément faussement proleptique, juste avant la catastrophe : le papillon, en qui Bucky voit « an omen of bounteous days to come », p. 179.) Le point de vue développé en filigrane par Arnie, le narrateur, et par le docteur Steinberg, ne doivent-ils pas inciter le lecteur à ne pas faire de lien, à ne voir, dans tout événement, que pure contingence ?

 

 

° D’après l’OED, le verbe kibitz est tiré du yiddish, à partir de l’allemand kiebitzen (regarder un jeu de cartes). Le 1er sens du verbe, à valence transitive, est lié aux jeux de carte. Voici un copié-collé du 2ème sens, pour lequel le verbe est intransitif :

To chat, banter, or joke, freq. with a person; to behave in a lighthearted or informal manner, to fool around.

1930    G. Kahn & W. Donaldson My Baby just cares for Me (song) 5   She don't like a voice like Lawrence Tibbett's, She'd rather have me around to kibitz.

1969    P. Roth Portnoy's Complaint 244   Fierce as the competition is, they cannot resist clowning and kibbitzing around.

2002    National Rev. 1 July 27/2,   I served coffee, I told bad jokes, and good ones. I kibitzed. I schmoozed.

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