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samedi, 23 janvier 2016

Ienisseï (Christian Garcin)

Nous avions laissé le rhombicuboctaèdre déplacer et ranger ses milliers de livres grâce à ses rails aériens. (Ienisseï, p. 79)

 

Hier soir, j'ai lu ce petit livre qui résonne très fort, Ienisseï, un des plus récents de Christian Garcin.

Il se compose de sept chapitres écrits à partir d'un périple le long du fleuve sibérien, et deux chapitres sur la Biélorussie (“Russie blanche”), l'auteur s'excusant dans un post-scriptum d'avoir, par la structure même de son livre, annexé la Biélorussie à un corpus russe. 

Bien qu'il s'agisse de notes de voyage, le fil conducteur de Ienisseï est le sort réservé par les autorités russes aux Pussy Riot, avec mention aussi d'une action des Femen. Une des façons dont le fil se noue est le fait que Nadejda Tolokonnikova « était née et avait grandi à  Norilsk, au delà du cercle polaire, près du 70e parallèle nord » (Ienisseï. Verdier, 2014, p. 61). Cela, avec plusieurs remarques sur l'apparente obsession des interlocuteurs russes ou biélorusses de Garcin pour les débats autour du mariage homosexuel en France, fait de Ienisseï un livre ancré dans une certaine actualité autant que dans des lieux. On pourrait dire que ce sont les notes prises par un observateur extraordinairement réceptif et intelligent lors d'un voyage dans une certaine époque.

Les diverses références, comme en passant, aux Pussy Riot, ouvrent souvent les chapitres, au terme d'une longue phrase qui n'en finit pas d'atteindre son estuaire, comme dans le septième chapitre, cité ci-dessus, “Couleur Rouille”. Ces sortes d'introït — j'emploie le mot par maniérisme, et aussi parce que j'ai décidé que 2016 serait, entre autres, l'année des trémas (Ienisseï en arbore un, en sus de ces deux e sans accent) — constituent en quelque sorte la marque chorale du livre. Le troisième chapitre s'ouvre par une citation, sur un paragraphe entier, d'une déclaration de Maria Alekhina.

Il me semble qu'il y a un autre fil conducteur, enclenché — si tant est qu'on puisse enclencher un fil (mais 2016 sera aussi l'année des mixed metaphors, des collocations bancales, au diable toujours faire attention (et donc des anacoluthes)) — avec le premier chapitre, « Ka-pi-ta-lism ! ». Le titre provient de la rencontre avec le gardien du musée de Vorogovo, qui se clôt par l'échange suivant, au sujet des gigantesques et épouvantables incendies de l'été 2012 :

Mais quelle est la cause de tout cela ?

Il se pencha vers nous avec un sourire acide.

Pe-re-stroï-ka, articula-t-il lentement.

Puis il mima une corde autour de son cou, et fit mine de tirer vers le haut.

— Ka-pi-ta-lism ! conclut-il.

(p. 20)

 

L'exclamation finale revient très régulièrement sous la plume de Christian Garcin, qui ne tait pourtant aucune des critiques à l'égard du régime soviétique, pour les exactions politiques, bien sûr, mais aussi pour la façon dont la crise des mentalités et de la citoyenneté en Russie lui doit, hélas, beaucoup.

Ienisseï est donc un récit de voyage, un texte (très bien) écrit à partir d'une certaine actualité, mais aussi un livre par lequel j'ai appris bien des choses (et eu envie de prolonger). Il faut dire que je ne connais pas grand chose de la géographie russe, et moins encore de l'histoire des pays pris entre l'Europe et la Russie. Ainsi, le fait que la Biélorussie ait constitué « la majeure partie de ce que l'on appelait autrefois le Grand-Duché de Lituanie, dont la capitale était Vilnius » (p. 83) était tout à fait inconnu de moi ; l'une des guides de Garcin explique ainsi le sentiment de délitement patriotique, étant donné que « [n]os deux capitales, Vilnius et Smolensk, sont à présent à l'étranger » (id.). 

Est à creuser, de même, le beau chapitre sur les peuplades de l'est de la Russie, et sur leurs langues. Que Garcin insiste au passage sur le chamanisme youkaguir n'a rien pour surprendre, pour moi qui viens de finir la lecture de son roman La piste mongole. Lorsqu'il raconte un concert donné depuis le navire descendant l'Ienisseï à une trentaine de villageois de Potapovo, il note avec un humour poignant qu'il a « eu le privilège d'approcher, un jour de juillet 2012, environ quinze pour cent de l'intégralité de la population Enetse » (p. 41).

Est à creuser, aussi, l'histoire des massacres allemands en Biélorussie — selon Garcin, « 2 230 000 victimes dans le pays, dont 810 000 Juifs, plus de 200 villes et 9 000 villages détruits, et 433 dont la population a été intégralement anéantie — 433 Oradour-sur-Glane » (p. 87). On n'en sait généralement, en France, et superficiellement, que quelques noms, dont celui de Khatyn. Or, Garcin visite le Mémorial de Khatyn. Dans le village, chaque maison disparue est signalée par une stèle surmontée d'une cloche, et toutes les cloches tintent à des intervalles différents :

Quelques corneilles s'agitent dans les arbres exfoliés. Le froid redouble. Toutes les trente secondes, une cloche retentit, étouffée par la brume qui peu à peu prend possession du lieu. (p. 87)

 

Sur un registre moins sombre, le livre m'a appris l'existence d'une étrange et immense bibliothèque, la Bibliothèque nationale de Biélorussie, et un mot, rhombicuboctaèdre. (Que le vérificateur d'orthographe ne souligne pas, signalant ainsi sa supériorité lexicographique sur moi.)

 

07:33 Publié dans Larcins | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Le Ienisseï pierreux et le Ienisseï non pierreux, les deux noms à hauteur de mon nez sur la carte du monde dans ma chambre d'ado.

Un quart de la population tuée pendant la seconde guerre mondiale.
Tchernobyl est en Biélorussie.
http://www.franceculture.fr/emission-fictions-le-feuilleton-la-supplication-tchernobyl-chroniques-du-monde-apres-l-apocalypse--9
Quand Bandazhevsky dénonçait la contamination du lait et recommandait d'acheter du lait à l'étranger, il recommandait qq chose de proprement impossible à l'économie biélorusse. Il aurait été plus rapide d'exiler toute la population.
Je crois qu'il vit en France aujourd'hui (en tout cas il y a séjourné).
http://www.dissident-media.org/infonucleaire/cata_banda_web.html

Quant aux frontières qui bougent, ça m'est irreprésentable tant cela paraît permanent. Lis "Voyage en Pologne" de Döblin ou "Le complexe polonais": rien n'est jamais là où on le met aujourd'hui.

Je reviens toujours à Berditchev, où s'est marié Balzac, où sont nés Conrad et Grossman…

Écrit par : VS | samedi, 23 janvier 2016

Waouh, Valérie, ça déménage.... en tout cas, tu as l'air d'avoir des bases en géographie de l'Europe de l'Est... plus que moi, en tout cas, et ce n'est pas difficile...

Döblin — àa fait 15 ans que je me dis que je dois enfin lire *Berlin Alexanderplatz* en entier, et en allemand.
(Même rengaine que pour *Pétersbourg*, le seul Biély majeur que je n'ai pas lu.)

Anyway — je suis certain que tu aimerais ce livre de C. Garcin.

Écrit par : Guillaume Cingal | samedi, 23 janvier 2016

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