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dimanche, 21 janvier 2024

Le colorisme (Alessandra Devulsky, trad. Paula Anacaona)

L’éditrice et traductrice Paula Anacaona poursuit son travail précieux et essentiel de faire connaître en français tout un corpus de sociologie et d’anthropologie brésilienne. J’avais recensé en 2021, pour Littéralutte, deux essais fondamentaux de Djamila Ribeiro. Ici, j’ai eu le grand plaisir de lire l’essai d’Alessandra Devulsky Le colorisme. Métissage, nuances de couleurs de peau et discriminations (2021, 2023).

Il se trouve que ma lecture de l’essai a commencé peu après plusieurs billets de Patrice Nganang lors de la mort de Henri Lopes, et dans lesquels il disait notamment – dans le contexte africain, donc – qu’il fallait rétablir la vérité, et que le « métissage » vanté par Lopes n’était qu’une dissimulation néo-coloniale des spectres coloristes :

Ce qui reste, c'est le sang qui a coulé sous sa responsabilité, le sang, le sang, le sang de son propre peuple. Ce qui n'est pas dit, et qui se manifeste au Cameroun aussi, est que le colorisme était son instrument de pouvoir – le fait d'être métisse, tel qu'on le voit au Cameroun aussi, bref, le racisme à l'envers qu'il appelle “métissage”. Non, c'est le colorisme. (P. Nganang, post Facebook au sujet de la nécro de Henri Lopes dans le NY Times, 3 décembre)

 

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Comme plusieurs passages de l’essai d'Alessandra Devulsky sont très importants et qu’ils vont me servir à articuler plusieurs arguments lors de mes cours (en particulier séminaire de master et cours de 2e année sur les écritures féminines décoloniales de la Caraïbe), je les reproduis ici tout en vous incitant à vous procurer cet essai (et à aller explorer le catalogue des éditions Anacaona).

 

Le colorisme ne se limite pas seulement à l'aspect physique ; il reflète une hiérarchie raciale pernicieuse qui correspond à un projet politique : diviser les Noir·es pour entraver l'émancipation socio-raciale. Au Brésil, l'esclavage et le processus colonial se sont servis de ses hiérarchies raciales, ce qui a impacté la construction identitaire de ces sociétés. (p. 12)

 

Le capital se sert de données culturelles pour fragiliser la majorité des femmes – qui, dans le cas du Brésil, sont noires – hiérarchisant ainsi les corps par la stratification des oppressions basée sur le colorisme, et fragmentant le corpus politique noir en lui imposant la falsification de ses négritudes et blanchités. Le colorisme est donc un témoignage vivant de la plasticité des technologies du capital. (pp.69-70)

 

La manière dont sont exploités les pays africains, asiatiques et latino-américains est la preuve vivante que certaines pratiques prédatrices sur les êtres humains et l'environnement sont tolérées dans le Sud parce que c'est là qu'habitent celles et ceux dont l'humanité peut être bafouée. Les crimes environnementaux comme ceux de Brumadinho et de Mariana, l'esclavage moderne dans les campagnes du Brésil, qui touche en grande majorité les Noir·es, le recours au travail infantile dans les mines de cobalt et de diamants au Congo, montrent à quel point la racialisation de ces populations autorise l'exploitation irrationnelle des ressources – quitte à menacer directement leur vie. (p. 75)

 

Penser que le métissage mettra fin au racisme par la superposition de traits et d'origines revient à oublier que le colorisme ne se résume pas à des traits et marqueurs raciaux. Le colorisme se développe main dans la main avec le racisme, ce qui en fait une technologie sociale intersectionnelle qui intériorise aussi des vecteurs socio-économiques, culturels et historiques dans ses classifications et attribution de valeurs. (p. 78)

 

Contre les accusations de communautarisme ou d'identitarisme 

Confondre le processus de réécriture des récits et de rétablissement de la vérité avec un identitarisme à la seule recherche d'un statut est une simplification vulgaire de ce que signifie, historiquement parlant, l'opposition à des processus d'oppression systématique. (p. 80)

 

Voyant la négritude comme un objet d'étude et un vecteur d'orientation politique, les femmes noires à peau claire ont progressivement trouvé une appartenance politique et raciale. Abandonner la subalternité de la « presque » Blanche pour l'agentivité de « l'orgueil noir » dépend de la place que l'on trouve pour soi dans la multiplicité des africanités existantes, et de la reconnaissance de ce que l'on sait avoir toujours été.

L'abandon des pratiques de blanchiment dépasse de loin le seul domaine esthétique, le désir d'être accueilli·e ou accepté·e par les groupes de pouvoir : il s'agit de comprendre tout ce que nous avons perdu dans les processus coloristes d'assimilation de l'africanité au sein des modèles normalisateurs blancs. de fait, se reconnecter avec les liens familiaux et communautaires, religieux et culturels, aidera celles et ceux qui ont fini par comprendre que l'assimilation raciale fait partie du projet de blanchiment – un projet qui, bien loin de vouloir intégrer ce qui n'est pas blanc aux sphères de pouvoir, cherche seulement à discréditer et à vider de valeur tout ce qui s'éloigne de la norme érigée par les Blancs pendant des siècles. (p. 120)

 

Tourner le dos aux réflexes dissimulés offerts par la blanchité est un acte politique, qui requiert de se libérer du racisme et du colorisme pour être vécu dans sa plénitude. S'affirmer Noir·e ou autochtone au Brésil exige bien plus qu'une seule volonté, ou des arrières grands-parents esclavagisés ou appartenant à une ethnie en voie de disparition. Cela exige d'embrasser les luttes d'un peuple qui n'a jamais renoncé à sa liberté même sous le viol, la perte de ses caractéristiques et d'une partie de son histoire. (p. 121)

 

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