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mardi, 06 mai 2025

06052025 (un début de réflexion sur deux traductions de Fanon)

Il y a toujours ce moment particulier, quand on prépare une communication ou un article – et là je suis en plein dans la préparation du diaporama, dont je vais me servir pour structurer ensuite le discours – où un aspect totalement secondaire conduit à des découvertes assez faramineuses, et qui nécessiteraient à elles seules un article, qu’on n’écrira jamais. Ce matin, l’article que je n’écrirai jamais, peut-être pare que d’autres s’en sont déjà chargés, est relatif à la traduction du début du chapitre 5 de Peau noire, masques blancs. Vu combien tant de spécialistes et de non-spécialistes n’ont que Fanon à la bouche (et à raison : en fait, on le cite trop et on ne le lit pas assez), cet article doit déjà exister.

De quoi s’agit-il ?

Pour moi, ces pages sont parmi les plus importantes de l’œuvre de Fanon (et de lui il faut lire ce livre en là en particulier, pas particulièrement Les Damnés de la terre, beaucoup plus rhétorique et parfois ampoulé), et quand je les cite en séminaire je discute toujours cette analyse de Fanon de pair avec la double consciousness de W.E.B. DuBois. En un sens, et sur ce point, je trouve que Fanon va plus loin, plus profond que Du Bois.

 

Là n’est pas le propos. La question, ce matin, était de trouver, pour l’atelier dans lequel je fais une communication sur Our Sister Killjoy vendredi, une traduction de ce passage, car l’auditoire sera principalement non francophone. Je n’ai trouvé que deux traductions, la première de Charles Lam Markmann (1967), dont même l’article de la WP anglophone consacré à Fanon signale qu’elle efface la dimension phénoménologique du chapitre, et la seconde de Richard Philcox (2008) ; Philcox, qui fut l’époux et le traducteur de Maryse Condé, est aussi renommé pour cette traduction du grand classique de Fanon.

Ce qui m’intéresse ici, bien sûr, c’est le n*-word, et ses traductions. Quand on enseigne les littératures africaines, et davantage la culture afro-américaine, on doit toujours insister sur le fait que l’anglais a trois mots : Black, Negro et le n*-word, qui n’est plus utilisé, par renversement rhétorique, que par les rappeurs noirs. Le mot Negro était, jusque dans les années 1970, totalement neutre, et revendiqué même par les intellectuels afro-américains depuis la Harlem Renaissance. Il convient de le traduire, comme Black, par « Noir » ; on n’a pas le choix. En effet, en français, il n’y a que deux termes : le mot noir/Noir et l’injure raciste, le n*-word français. Ce second terme, évidemment racialisant puis raciste, a certes été employé, en parallèle, par des noirs eux-mêmes, Antillais ou Africains, dans une tentative de le déracialiser, ou, en tout cas, de le sortir du champ discriminatoire (d’où la négritude). Aujourd’hui, à part Mbembe, personne ne tente plus cela.

 

Fanon, Peau noire, masques blancs, début du chapitre 5

Au début du chapitre 5, Fanon répète deux fois le n*-word français, en citant les propos entendus ; il s’ensuit une prise de conscience de la réduction à la couleur de peau par le biais du regard des Blancs, qui fait l’objet de l’impressionnante analyse qui suit. Pas de “neutralité” ici, ni d'usage positif du n*-word. Fanon insiste : le n*-word le réduit à l’état d’objet, le fixe (chimiquement) et le morcèle. C’est donc un mot réducteur et destructeur ; c’est le terme même de l’assignation raciale, et, partant, raciste. Pourquoi donc Philcox, après Markmann, choisit-il de moduler en évitant la répétition ? Pourquoi la deuxième interjection, qui a de fait l’apparence d’une plus grande neutralité (« Tiens… »), ne conserve-t-elle pas la répétition du terme stigmatisant ? Il est vrai que de nos jours – et en 2008, quand Philcox publie sa traduction, c’était déjà le cas – le terme Negro était devenu obsolète, mais pourquoi varier quand Fanon enfonce le clou ? Faut-il, dans le champ anglophone (et dans la situation très spécifique des identités afro-américaines), enfoncer le clou et assimiler le n*-word et le terme Negro, en passant par pertes et profits toute une littérature qui a inscrit ce second terme dans une réflexion approfondie, et en réaction contre le n*-word ?

 

            Fanon Charles Lam Markmann, 1967              Fanon Philcox 2008

 

 

(Je n’ai pas le temps de poursuivre l’analyse, mais les documents sont sous vos yeux : notamment, je trouve le choix du présent simple par Philcox très discutable. Ce n’est pas parce que c’est une retraduction, fût-ce par l’époux de Maryse Condé, que c’est forcément meilleur.)

 

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