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dimanche, 16 octobre 2005

Le langage est-il le déguisement de la pensée?

N.B.: Une précédente version de cette note a été publiée plus tôt dans la journée, avec une horrible coquille dans le titre (elle au lieu de il (j'avais d'abord écrit langue au lieu de langage et je n'ai pas harmonisé...)). Que Tinou, qui a attiré mon attention sur cette erreur imbécile, mais dont le commentaire a, du coup, disparu, soit vivement remerciée de sa remarque.

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Ce très beau sujet de philosophie, donné en composition par un professeur (une professeure ? (voilà justement une alternative qui masque bel et bien une idéologie)) de Sainte-Ursule, n’est pas seulement une variation sur le dualisme langage/pensée. C’est aussi une réflexion sur la damnation, sur la chute de l’âme conçue comme immortelle dans un corps fugace et voué à disparaître. Il faudrait sans doute voir du côté de Platon et Descartes, et certainement chez certains théologiens, car, d’autre part, « le Verbe s’est fait chair ».

Cette déchéance de l’expression par rapport à la conception intellectuelle, de la réalité corporelle par rapport à l’âme, est assez bien résumée dans une belle formule du Journal de Julien Green : « La pensée vole et les mots vont à pied. Voilà tout le drame de l’écrivain. » (4 mai 1943).

Ce n’est qu’un aspect de la question. Il y a aussi le déguisement, bien sûr, troisième terme à ne pas négliger, charnière centrale de l’énoncé et lien entre les deux concepts. Cette métaphore du déguisement appelle une personnification implicite des deux instances (langue et pensée), une sorte d’allégorie dans le style des formules rabâchées comme la vérité toute nue. Dans déguisement, il y a bien sûr la guise, c’est-à-dire « ce qui tient lieu de » (en anglais, in the guise of signifie « sous les traits de »). Le Robert historique nous apprend que guise vient du germanique wisa qu signifiait « manière, façon ». Le déguisement est, à cette aune, un maniérisme, une manière, un style : répondre oui à la question posée dans le sujet revient à formuler implicitement une supériorité de la pensée sur le langage, ou, à tout le moins, que la pensée précède toujours la mise en mots, que le langage est une pure expression, une mise en forme du sens (une traduction?).

Bien entendu, cela va à l’encontre de la plupart des philosophies du langage, qui postulent au contraire que c’est la mise en forme par le langage qui conditionne le sens. Il suffirait pour cela de reprendre certains exemples de Benveniste (je pense au célèbre exemple des couleurs de l’arc-en-ciel), mais sinon, on peut s’attaquer à Wittgenstein ou à L’écriture et la différence de Derrida ! (En terminale, j’en doute, quand même…)

Je me permets de divaguer sans structure (Marione, you know that you’re not allowed that, don’t you?), et cela me fait penser, par libre association, au très beau poème d’Aragon « Tous ceux qui parlent des merveilles… », joliment mis en musique par Ferrat sous le titre (justement) des Oiseaux déguisés. Ce poème, me semble-t-il, reprend le mythe de l’artiste aux dons supra-humains, dont l’essence est éternelle, et qui a l’allure d’un homme ordinaire : “ce sont des oiseaux déguisés”.

Enfin, autre piste possible, le déguisement est une dissimulation : si la pensée est condamnée à échouer, à déchoir dans le langage, si sa pureté abstraite se ternit au contact de l’accoutrement des mots, il y a le risque, selon l’expression familière, que « les mots trahissent la pensée ». En déguisant, le langage dérobe, pervertit le sens, trahit. Ce serait ma suggestion pour une troisième partie : justement, cette hypothèse rejoint celle des philosophies du langage, car c’est toujours la langue, évidemment, qui a le dernier mot, et la pensée ne peut se concevoir hors des mots. Déguisement, peut-être, mais déguisement inévitable… Toutes les tentatives littéraires qui ont consisté à remonter à la pensée, à la manière dont les pensées se forment et s’élaborent dans le cerveau, in petto, dans le for intérieur, se sont justement traduites en mots ; je pense au stream of consciousness de Virginia Woolf, qui passe par le monologue intérieur – ou encore aux écrits de Nathalie Sarraute (le si beau et si drôle Ouvrez!, par exemple), ou le torrent de mots de Lobo Antunes.

Mais voilà : la philosophie n’est pas la littérature. Et les exemples que je viens de donner, outre qu’ils démontrent le peu de souvenirs que j’ai de mes lectures philosophiques, posent aussi la question du style des philosophes. Si la pensée se travestit dans les mots, comment accéder aux Idées par le langage? Comment un philosophe peut-il écrire sans s’abaisser? Il me semble que l’on en revient à Platon, et, à l’oppose du spectre, à Nietzsche, pour qui le formalisme de l’expression philologique, puis poétique, est au cœur de la question du savoir.

Commentaires

On devrait toujours suivre son premier mouvement... Je dis cela parce que tout à l'heure, j'avais lu cette même note dans sa version précédente, avec cette superbe coquille, et que cela m'avait donné immédiatement l'envie de répondre avec quelque piquant commentaire. Je me serais esbaudie, par exemple, de ce que Guillaume mette un "elle" là où il (elle) n'avait que faire, qu'il se soit laissé surprendre par une irruption du féminin dans une prose par ailleurs bien peignée (nonobstant la censure, cf note précédente). J'aurais pu ironiser sur le fait qu'une aussi singulière formulation intervienne, justement, dans le titre d'une note invitant à une réflexion sur le langage.

Mais voilà, je me suis fait piéger, moi, par un rayon de soleil réapparu après un début de journée grisâtre, et le désir de prendre l'air l'a emporté. Le blog serait toujours là à mon retour, pensais-je insouciamment. Profonde erreur ! Egarement fatal ! Quand je revins égayée par ma promenade, le pronom incongru avait été découvert et dûment corrigé. Il était trop tard pour le commenter, sauf à trouver un artifice comme celui-ci.

Pour le reste, je n'ai pas le bagage philosophique pour en faire l'exégèse. (Point de malle, pas même de valise, à peine un sac de voyage suffisant pour passer la nuit...) Je m'en abstiendrai donc, sauf pour dire que je le lus avec grand intérêt, et qu'il me sembla en effet aller à contre-courant du consensus actuel sur le langage...

Écrit par : fuligineuse | dimanche, 16 octobre 2005

Coquille pour coquille - à la huitième ligne je voulais dire "nonobstant la tonsure" et non la censure, ce qui n'a aucun sens dans cette phrase. Ca m'apprendra !

Écrit par : fuligineuse | dimanche, 16 octobre 2005

Tonsure? Censure? Il y avait bien la censure à laquelle je me suis livré sur ce ELLE incohérent, mais je préfère ne pas me faire de cheveux...

Écrit par : Guillaume | dimanche, 16 octobre 2005

Je découvre ce soir en feuilletant "Wittgenstein et les limites du langage" de Pierre Hadot le contexte de ce sujet de philo (p.72):
"Le Tractatus avait une position moins claire.[...] on y rencontrait la notion de langage idéal : la logique représentait une sorte de modèle que le langage de tous les jours approchait plus ou moins. On lisait notamment ceci : "Le langage déguise la pensée. Et de la même manière que de la forme extérieure du vêtement, on ne peut conclure à la forme de la pensée qui en est reêtue, parce que la forme extérieure du vêtement est coupée pour bien d'autres fins que celle de faire connaître la forme du corps."

Écrit par : VS | jeudi, 20 octobre 2005

Alors, n'avais-je pas mentionné Wittgenstein? Fortiche, non? Bon, bref, trêve d'autotressage de lauriers, remercions surtout Mme de Véhesse qui, une fois encore, tombe à pic.

Espérons que Marione n'a pas rendu sa copie.
C'est le genre de référence qui déchire de la mort.

Écrit par : Guillaume | jeudi, 20 octobre 2005

Dommage, GC (même si je comprends, j'en aurais sans doute fait autant, ne serait-ce que par peur de la contagion), j'avais qq chose pour notre ami John:
"La légende du sexe surdimensionné des noirs", de Serge Bilé, aux éditions du serpent à plume, en librairie le 9 novembre.

Cela intéressera peut-être l'africaniste que vous êtes...

Écrit par : VS | lundi, 07 novembre 2005

Il y a des bienheureux qui ont lu le message non censuré de John; c'est l'essentiel, dans un carnétoile. Mais le conseil l'intéressera (et moi aussi, tant qu'à faire).

Écrit par : Guillaume | lundi, 07 novembre 2005

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