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dimanche, 25 mars 2007

Petit Faucheux, 22 mars 2007 : David elsewhere

medium_Cendrey.jpgCette fois-ci, je suis arrivé trop tard – mais quand même avec dix minutes d’avance – pour pouvoir m’asseoir derrière le photographe gesticulant (dont je devais m’apercevoir, quelque temps après, au cours du concert, qu’il a une odeur de sueur vraiment âcre, car il s’était assis sur une marche derrière ma place en bord d’allée, et, si je ne l’avais pas vu, mon attention fut attirée par une subite odeur de musc chaud que, me retournant, je ne manquai pas de lui attribuer).

J’ai rêvassé en lisant la liste impressionnante des invités du festival Europa Jazz du Mans, lu les vingt premières pages – décidément c’est une habitude – d’un curieux roman, Principes du cochon de Jean-Yves Cendrey.

 

N’ayant, ce me semble, jamais entendu d’enregistrement du saxophoniste David S. Ware, je partais sans a priori, si ce n’est que je possède (et aime) deux disques du pianiste Matthew Shipp, qui l’accompagne en ce quartette. Aussi m’attendais-je peu au choc de ce concert exceptionnel. Jamais, même lors du concert de la Mingus Dynasty, à l’automne dernier, ou de la soirée consacrée à l’Instant Composers Orchestra en 2005, je n’étais sorti d’un concert organisé par le Petit Faucheux dans un tel état d’enthousiasme entre douceur et transe.

Il est difficile de parler de musique – d’écrire, mettre en mots une telle expérience, surtout lorsque, comme moi, on n’a aucune espèce de compétence. Suffirait-il de dire que pas une seconde les musiciens n’ont donné l’impression de faire du remplissage ? Non, car, si c’est déjà énorme, là n’était pas l’essentiel.

Dès l’entrée dans la salle bondée, le sax ténor de David S. Ware nous accueillait, posé au centre de la scène, sur le devant, et de l’instrument émanait déjà un je-ne-sais-quoi de rêveusement cosmique. Lorsque les quatre musiciens sont arrivés, la stature de David S. Ware marquait déjà l’entrée dans un autre monde. Otherworldly, as the English say. Il boite fortement, se déplace avec difficulté, mais jamais ne renvoie l’image de quelqu’un de diminué : au contraire, il semble le plus fort, dans tous les sens de l’expression.

 

Le quartette a joué quatre morceaux, plus un bis à couper le souffle. David S. Ware a annoncé les noms des musiciens juste avant le premier salut, pendant que le trio de ses acolytes continuait, sur la quatrième composition, de se livrer à des dialogues périlleux et envoûtants. En quittant la scène cette première fois, il a lancé : As we come in peace we go in peace. Après le bis, il a lancé : Namasté ! namasté ! J’ai su qu’il n’y aurait pas de ter.

medium_David_S._Ware_by_John_Rogers.jpgOn pourrait dire – cela a dû être dit – que David S. Ware est un fils spirituel de Coltrane. Assurément, son jeu doit beaucoup au dernier Coltrane, celui des First Impressions et de Transition. Mais il y a là tout autre chose aussi : un désir de pousser plus avant certaines audaces ; un refus de l’élévation immédiate, de l’envol spirituel for the sake of it. Alors, on se dit que, si Coltrane jouait surtout sur les possibilités de l’air, David S. Ware joue de tous les éléments, et fait se rencontrer – dans son phrasé, dans ses déhanchements sonores – le feu et la terre, l’eau et l’air. Quelque bachelardien piqué de musicologie pourrait développer… Dans les influences, on sent aussi l’ombre bienveillante d’Ayler, mais à mille lieues des déconstructions savantes d’un Anthony Braxton (que j’admire aussi, dans un autre style).

Mais il ne faut pas parler du leader saxophoniste seul. Déjà, ses temps de jeu sont inférieurs à ceux du pianiste, du contrebassiste ou du batteur, ce qui ne signifie pas qu’il s’épuise plus vite (il n’en donnait aucunement l’impression, en tout cas) mais que les modulations de son sax poursuivent leurs résonances en ramifications dans le jeu des autres musiciens. Matthew Shipp est un pianiste fabuleux, autant dire de légende en dépit de son jeune âge : à l’aise dans une multitude de modes de jeu (art de la ballade, tripotages de harpe à l’intérieur du piano et plaqués véhéments entre autres), il ne cède jamais à la facilité, ni ne roule des mécaniques. Chaque note, chaque cluster, chaque proposition se trouve là pour donner consistance à l’univers en création, pour lancer le batteur, tendre une ligne à son leader, entrer avec le bassiste dans un dialogue de cordes.

Que dire, alors, du contrebassiste, William Parker ? Dans les modes de jeu avant-gardistes (archet sul ponticello ou à l’extrême altitude, avec étirement des cordes), son instrument rendait des sons d’une grande pureté, ce qui, chez bien des contrebassistes experts, ne va pas de soi. Même sous les furies emportées énergiques du ténor, il laissait entendre ses propres envols, concomitants mais jamais simplement supplétifs.

Enfin, quoi qu’il porte, à peu près, mon prénom, j’ai été moins convaincu par le batteur, Guillermo E. Brown, plus enclin – à de rares moments toutefois – à la débauche gratuite, voire au m’as-tu-vuisme. Il faut dire, à sa décharge, qu’on aurait l’air vite pâle à côté de tels lascars, mais aussi que, dans tous les moments de dialogue (soit avec le bassiste soit – moment d’anthologie du troisième morceau – avec le pianiste, en litanies et répons), il livrait sa partie avec justesse et brio.

 

Aucune photo tourangelle pour accompagner ces quelques paragraphes ? *  Il faudra que je me jette à l’eau (de toilette) et ose aborder le photographe pour lui proposer de m’en envoyer quelques-unes, moyennant paiement, à mon adresse électronique. Pour ce qui est de vous faire découvrir la musique de ce quartette, il me suffit de vous conseiller d’aller l’écouter en concert s’il passe près de chez vous, ou d’en acheter les disques.

 

* La photographie en noir et blanc de David S. Ware

qui illustre ce billet a été publiée par John Rogers sur FlickR.

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