Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 18 février 2021

Le grand ménage va commencer...

Je suis maître de conférences en études anglophones. Ma spécialité de recherche, depuis plus de vingt ans, ce sont les études postcoloniales et les littératures africaines. Dans les textes (surtout de prose narrative) que j'étudie, il est souvent question de religion, parfois d'Islam ; l'auteur auquel j'ai consacré ma thèse de doctorat et plusieurs articles se nomme Nuruddin Farah, est somalien, de culture musulmane. Mes travaux portent aussi sur les questions de genre dans l'aire africaine subsaharienne, principalement en Afrique de l'Est et au Nigéria.

Comme vous pouvez vous en douter, je me suis senti, plus que bien d'autres, visé par les tirades de plus en plus fréquentes de ministres tels que Blanquer ou Vidal contre la "peste intersectionnelle" ou pour une mise au pas des "islamogauchistes" qui "gangrènent" l'Université.

***

 

Mardi, on a vu déferler des commentaires incendiaires contre les propos de la ministre Vidal, qui a ciblé spécifiquement (et c'est une première) les études post-coloniales en affirmant qu'elle confierait une enquête au CNRS. Sentir que la communauté universitaire dans son ensemble (Conférence des Présidents d'Université en tête) se désolidarisait de tels propos et prenait la peine de réexpliquer que le concept d'"islamogauchisme" était sans objet, c'était réconfortant.

Hier, j'aurais dû me sentir plus réconforté encore, à ce qu'on tente de me faire croire, par le communiqué du CNRS. Or, le dernier paragraphe explique bien que le CNRS accepte de mener une enquête et de déterminer qui fait quoi, et dans quelle optique, dans le champ des "études postcoloniales". Autrement dit, le CNRS accepte de collaborer dans une entreprise maccarthyste sans précédent en France depuis des décennies.

Quand je dis cela, on me dit que j'exagère.

***

 

Or, il se trouve que non.

Je n'exagère pas. Car je vois depuis longtemps combien les études postcoloniales, l'Université s'en contrefout, voire voudrait s'en débarrasser.

Cela fait vingt ans, et davantage même, que dans les colloques pluridisciplinaires, je vois les petits sourires supérieurs des collègues quand j'explique ce sur quoi je travaille. Dans la communauté angliciste, j'ai été obligé d'expliquer cent fois que je travaillais bien sur les littératures africaines d'un point de vue littéraire, que je n'étais pas "civilisationniste". En effet, pour l'immense majorité des collègues anglicistes (que tout le monde pense peut-être "de gauche", si tant est que ça veuille encore dire quelque chose), un-e Africain-e, ça ne peut pas vraiment écrire. Enfin, les écrivain-es africain-es, ça existe, bien sûr, mais il n'y a pas d'écriture à étudier. La littérature africaine, c'est un sujet de socio, voilà.

Dans mon poste de MCF, cela fait 3 ans désormais que j'ai enseigné pour la dernière fois un cours de L3 correspondant à ma spécialité de recherche (en 2017-2018, sur Lagoon de Nnedi Okorafor). En master, j'enseigne un cours technique "langues de la recherche et traduction", qui me passionne et que j'essaie de rendre passionnant, mais le dernier séminaire de Master que j'ai enseigné dans ma spécialité, cela remonte à 2013.

Autrement dit : mon sujet de recherche est source de malentendus fondamentaux, et il ne m'est pas possible d'en rendre compte dans mes cours ou dans mon centre de recherche.

***

 

Alors, vu de loin, on a peut-être l'impression que l'Université est un repaire de "gauchistes" qui vont venir à l'aide des études postcoloniales. Mais non. Les études postcoloniales sont déjà reléguées à la marge, voire à la marge de la marge, sans moyens, sans structures, sans enseignement permettant de transmettre ce dont il est question aux étudiant-es de L et de M. Les études postcoloniales, cela fait ricaner les collègues de Lettres et Sciences Humaines. Donc quand la ministre puis le CNRS annoncent que le ménage va être fait, je comprends très bien ce que ça signifie. Et je sais très bien que mes "collègues" vont aider à faire le ménage, qui en tenant le balai, qui en apportant l'aspirateur.

 

 

09:38 Publié dans 2021 | Lien permanent | Commentaires (5)

Commentaires

Etant retraité depuis plus de dix ans, je ne suis pas en mesure de confirmer les propos de Guillaume sur le caractère marginal des études postcoloniales, du moins pour ce qui est de l'anglistique. Je ne doute pas de la réalité du phénomène mais il tient peut-être à la concurrence entre les nombreux domaines qui composent notre discipline, et dont chacun veut sa place au soleil. Je n'ai pas eu conscience que mon enseignement ou mes recherches (qui portaient sur l'Australie) aient suscité des ricanements, peut-être parce que l'Australie, comme le Canada et la Nouvelle-Zélande sont vus (à tort...) comme des pays blancs, et donc dignes d'intérêt... Cela dit, la suspicion que Mme Vidal jette sur les études postcoloniales est scandaleuse. Il serait temps que les universitaires français se rendent compte que le postcolonial concerne aussi nos propres sociétés (comme en témoigne le mouvement 'Rhodes must fall' en Grande-Bretagne ou la mise en cause de personnages comme Colbert). La dimension postcoloniale de la culture française, américaine, espagnole, etc. est d'importance majeure, et on s'aveugle à la croire marginale. Mais il n'y a pas en la matière de parole d'évangile: les débats sont multiples et robustes, et n'ont pas grand chose à voir avec l'islamo-gauchisme. Il faut cesser de perpétuer les préjugés que les études postcoloniales sont précisément là pour combattre.

Écrit par : Xavier Pons | jeudi, 18 février 2021

Vidal-Torquemada va t-elle brûler les livres de cette littérature qui n'est pas un sujet d'études d'après certains. Et les profs au milieu? Ce sont les islamistes qui seront contents, si une ministre les aide dans la tâche qu'ils se sont confiée!

Écrit par : Marie Hélène | vendredi, 19 février 2021

En fait je ne comprends pas franchement pourquoi ce sont les pays coloniaux qui font des études sur le sujet.

Ne serait-ce pas plutôt, dans un premier temps, aux pays colonisés de faire ces études, pour apporter leur point de vue? Comment avoir une voix juste sans cela, une voix posée ?

Écrit par : F | dimanche, 21 février 2021

Ce sont les anciennes colonies et les anciens "sujets coloniaux" qui sont à l'origine des études post-coloniales, et qui continuent d'y innover, d'y exceller. Fanon, Said, Ngugi, Bhabha, Roy, Glissant, Césaire...

Écrit par : GC | lundi, 22 février 2021

Intéressant.

Écrit par : HOARAU | jeudi, 04 mars 2021

Les commentaires sont fermés.