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mardi, 24 avril 2007

Dialoguer

Il y a ces moments où, pour trois fois rien, le texte vacille et le lecteur chavire. C’est souvent, bien sûr. Ça arrive d’autant plus souvent qu’on lit de plus en plus. Imaginez le décrochage vers quatorze ans ; avant, lisant beaucoup, je ne savais pas du tout lire ; à présent, je continue d’apprendre. Lors d’une conversation sur un tout autre sujet – et bien sûr je n’ai pas eu le temps de suivre les conseils de mon interlocuteur – il a été question de la lecture de Pynchon (Against the Day, bien entendu (interrompu vers la page 600 il y a trois mois (mais on reprendra (l’été approche (Aurélie m’a écrit qu’elle aimait beaucoup les parenthèses alors je ne vais pas me priver, hein… (quitte à oublier d’en refermer une (voir première phrase des Géorgiques de Claude Simon))))))) et notamment de la première lecture au ras, à essayer déjà de suivre sans chercher à démêler, relier, analyser, etc. C’est d’une lecture (au raz, peut-être) que je me réclamais dans mes (à peine esquissées) Pynchoniana.

medium_Actes_Sud_Serge_Blanco.JPGLe lecteur chavire, pour peu qu’un détail soudain le sidère. Il faut que le détail soit tout à fait trivial, inattendu, sinon pas de cristallisation possible ; il faut que le lecteur puisse s’agripper à ce détail comme à quelque chose d’incertain – non, c’est moi qui en fais tout un plat, ça ne peut pas être si important… Lors d’un colloque qui, dans ma formation de chercheur, reste essentiel (Lire le détail / What’s in a detail ? (Reims, mars 2000)), j’avais argumenté, au sujet de Memory of Snow and of Dust de Breyten Breytenbach, qu’on ne pouvait échapper à la dialectique du détail-monade et du détail inclassable : dans l’attention portée au détail, le lecteur ne cesse d’aller et venir entre ce qui, du détail, éclaire des pans entiers de l’œuvre, voire fait l’objet d’une mise en abyme (avec un y (why !), c’est toujours plus classe), et ce qui, dans ce détail, ne colle pas, dépasse.

Pour l’anecdote, le détail dont il était alors question était un trait sémiotique : le lien, dans le roman, entre l’oiseau noir (black bird, syntagme nominal formé d’un adjectif et d’un substantif) et le merle (blackbird, substantif composé). (En simplifiant : l’oiseau noir est le sexe de l’amant, Mano ; pour la mère en devenir, Meheret, le merle est le fœtus.)

 

Ce soir, le détail qui me sidère, et dont je ne sais que faire (c’est le propre du détail), est une phrase apparemment anodine : « Il joue au tennis quelquefois, mais le plus souvent contre un mur. » ( Renaud Camus . Journal de Travers. Fayard, p. 724).

Le diariste évoque ici un amant de passage, avec qui il vient de passer une nuit d’amour particulièrement intense, dans la voiture de l’amant, en bord de voie ferrée. Cet événement, qui est relaté au début de l’entrée du 18 juillet, est écrit a posteriori, avec un retard de cinq jours. Or, la phrase en question se situe aussitôt après une interruption entre crochets et en italiques : Renaud Camus indique ainsi qu’il interrompt le récit des événements du 18 pour évoquer une situation immédiatement contemporaine de l’écriture du journal. Le passage entre crochets, long d’une vingtaine de lignes, est la retranscription d’un dialogue extrêmement tendu entre Renaud Camus et W., son ami, avec qui il se trouve, depuis plusieurs semaines et de façon tout à fait dramatique, au bord de la rupture.

La reprise, au moyen d’une phrase au rythme équilibré (double octosyllabe) et discrètement chiasmatique, fait l’effet, pour la lecture au ras, d’un simple retour au récit principal ; l’incise, qui constitue une sorte de dialogue enchâssé, servait à noter un incident qui, pour le lecteur, à ce moment-là, est considéré comme provisoirement clos (provisoirement, car il y aura bien sûr (ou du moins, on s’y attend) retour à l’incident dans l’entrée du 23 juillet). Pourtant, au moment même où je m’apprêtais à passer à la phrase suivante – et sans doute l’avais-je même déjà lue – , je me suis aperçu que la clausule, quoiqu’elle n’eût l’air de rien, était un peu, et même pas qu’un peu : en termes métaphoriques, se retrouver contre un mur, c’est être dans une impasse (autre métaphore), dans une situation bloquée (autre métaphore), etc. Surtout, dans la mesure où l’incise entre crochets et en italiques est une retranscription d’un dialogue qui montre, une fois encore, que le narrateur a l’impression de parler à un mur (d’avoir un mur en face de lui), la phrase de reprise peut être interprétée comme une phrase de transition, et même de commentaire indirect : l’amant d’une nuit joue réellement au tennis contre un mur (ce qui, pour ne pas être une métaphore, connote tout de même une forte solitude), mais le narrateur se trouve, dans son couple, face à un mur.

D’autre part – et là, la machine interprétative s’emballe toujours – le tennis est l’un des réseaux sémiotiques/sémantiques essentiels des Églogues (pour l’écriture desquelles le Journal de Travers devait servir et sert de matière première), etc. (Beaucoup de sous-entendus dans cet etc.-là.)

23:30 Publié dans Lect(o)ures | Lien permanent | Commentaires (20) | Tags : Littérature

Commentaires

Photo titrée.

Écrit par : diam | mercredi, 25 avril 2007

Très, très, très stimulante note, mon cher Guillaume, j'adhère totalement à ta théorie du détail, le paragraphe qui se trouve à la hauteur de la photo est d'une justesse admirable. (Non, non, je ne plaisante pas, et il n'est que 7 h 12 !)

Écrit par : fuligineuse | mercredi, 25 avril 2007

Ah d'accord, mais pourquoi cette photo ? On ne comprend pas trop, là, Guillaume...

Écrit par : MuMM | mercredi, 25 avril 2007

Messages, messages ...

Écrit par : diam | mercredi, 25 avril 2007

Qui va commencer à dialoguer ? Il faut qu'un des dialoguants prend l'initiative ; ou qu'un médiateur commence la négociation. Cela c'est diplomatique ; sans manquer de respect à personne !

Écrit par : après la pluie | mercredi, 25 avril 2007

Héraut ni messager
ne doivent etre en danger.

Écrit par : le beau temps | mercredi, 25 avril 2007

J'en suis exactement au même point que vous dans ma lecture du "Journal de Travers". Comme je vois que vous êtes un lecteur "expert" de l'oeuvre de RC, peut-être pourriez-vous m'éclairer sur la signification du soulignement de mots ou morceaux de phrases dans ce texte. J'ai vu ailleurs (sur le forum de la SLRC ?) que Didier Goux s'était posé cette question mais il me semble que personne n'avait apporté de réponse.

Écrit par : Pascale Gilbert | mercredi, 25 avril 2007

Il n'y a pas d'expert qui tienne. Je crois que le soulignement permet de signaler les signifiants qui servent de charnières à l'écriture (ou chaste composition?) des "Eglogues". Je crois aussi que Madame de Véhesse avait répondu à la question de Didier Goux en suggérant de chercher les occurrences de ces mots soulignés dans "Vaisseaux brulés" (version en ligne sur le site de RC himself) et plus généralement dans les "Eglogues".

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... Après quoi, sa partie faite, il se déroba, faute d'autres, inintelligible à descendre dans tous ces détails...

Écrit par : Guillaume Cingal | mercredi, 25 avril 2007

Héraut ni messager
ne doivent être en danger.

Écrit par : le beau temps | mercredi, 25 avril 2007

« Caress the details », Nabokov would utter, rolling the r, his voice the rough caress of a cat’s tongue, « the divine details ! »

Écrit par : Zette | mercredi, 25 avril 2007

Point de détail ?

Écrit par : MuMM | mercredi, 25 avril 2007

Si cela avait été "Il joue au tennis contre proue", on aurait pu y voir un régal pour Joël Martin.

Écrit par : Simon, et j'assume | mercredi, 25 avril 2007

Ah, justement, c'est amusant, ta référence à l'album de la Comtesse. En effet, d'une part, Renaud Camus, lisant *Opéra bouffe* de Maurice Roche, en dit du mal car cela se rapproche, à son avis, des calembours du Canard enchaîné (cité à titre de repoussoir, il semblerait). D'autre part, la paronomase tennis/pénis apparaît plusieurs fois dans le *Journal de Travers*.

Cf discussion ici
http://www.renaud-camus.org/message_lire.php?message=15953


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Par ailleurs (encore un autre "ailleurs"), j'ai écrit ce billet hier soir vers minuit ; j'avais interrompu ma lecture à la ligne dont je fais tout un foin. Eh bien, me croirez-vous, chers lecteurs esbaubis, mais plusieurs expressions du style "parler à un mur", "se heurter contre un mur", etc. sont ensuite employées (trois ou quatre fois en vingt pages) à propos des rapports conflictuels entre le diariste et W.

(J'ajoute (mais là, je n'en ai trouvé aucune justification (que fait donc Madame de Véhesse ?)) que le M de Mur s'inversant en W (figure essentielle dans *L'Amour l'Automne*) appelle la double référence (outre Perec, ici omniprésent) à l'initiale du compagnon, W., et à la première lettre du mot WALL en anglais.)

Écrit par : Guillaume | mercredi, 25 avril 2007

Je te lis, Guillaume, et je me dis que c'est bien plus intéressant qu'écrire.

Écrit par : VS | mercredi, 25 avril 2007

Effectivement, il était près de minuit quand j'ai vu les parenthèses arriver, suivies des points virgule qui doublaient les tirets, lorsque les guillemets, petit sourire en coin, se mirent à narguer les points de suspension. Puis surgirent les points d'exclamation, en voilà des façons, se mesurer à de simples virgules. Et pendant ce temps, les deux points attendaient une définition...

Écrit par : Aurélie | mercredi, 25 avril 2007

Et tandis que les caractères gras se dandinaient, prêts à draguer le premier crochet, ils se contentèrent du charme des substantifs (où Simon [à nos futurs succès ;) ] se reconnaîtra) en italique qui passaient par là...

Écrit par : Aurélie | mercredi, 25 avril 2007

P et J, la belle et le bad boy, ont un compte en suspens, ou un dossier en souffrance, avec Actes Sud.
DIALOGUER c'est la résolution.

Écrit par : abracadabra | jeudi, 26 avril 2007

On a en face de soi un monstre (non, je voulais écrire un mur!!!!!)
Journal de Travers, p.284

Écrit par : VS | vendredi, 27 avril 2007

De l'avantage d'écrire des billets sur la page 700 et d'être lu par Madame de Véhesse, qui repasse sur nos traces ! (Cela évite-t-il la deuxième lecture ? En tout cas, le blog-buzzing a porté ses fruits, ici et ailleurs...)

Écrit par : Guillaume | vendredi, 27 avril 2007

On a en face de soi des monstres ( et des murs aussi ) !
Journal d'ici, page à numéroter.

Écrit par : quitus | vendredi, 27 avril 2007

Les commentaires sont fermés.