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samedi, 16 juillet 2005

Dehors, 2

Un remords me saisit, car je sais ne pas avoir très consciencieusement « recensé » le roman d’Eric Laurrent. Plutôt, j’ai noirci le trait, insisté sur ce qui m’agaçait. Il faut toutefois avouer que les descriptions sont souvent séduisantes, et qu’il émane d’elles une forme de picturalité objective, certes ludique, mais qui ne peut manquer d’évoquer certaines toiles, comme, dans l’extrait ci-dessous, des cieux turneriens :

« Quelques minutes plus tard, dès la sortie de Clermont-Ferrand, l’incandescence du crépuscule était à ce point prononcée, mélange très dense de sulfure de cadmium et d’oxyde de fer, qu’elle semblait tirée d’un effet de matière autant que de lumière, le soleil ayant pris l’apparence d’un vitellus orangé dont la membrane crevée eût laissé échapper autour d’elle, entre les phlyctènes pâteuses de quelques cumulus gris de Payne, un liquide homogène et visqueux qui se fût coagulé en larges plissures horizontales. » (Eric Laurrent. Dehors. Paris : Minuit, 2000, pp. 111-2)

Il y a aussi, pour faire justice au texte, de nombreuses références à des œuvres musicales, qui peuvent sembler contraintes, mais qui sont très convaincantes, si le lecteur les a en tête au moment de la lecture. Ainsi, de telle référence à Waterwheel de Hamza El Din (que je sais être, même si Eric Laurrent n’en dit rien, la version enregistrée par le Kronos Quartet) au cours d’une scène de fellation dans un taxi (oui, j’ai bien précisé auparavant que c’était très branché cul), on peut constater la grande pertinence.

Saint-Mandé sur Brédoire (Charente-Maritime)

Connaissez-vous le violon géant de Saint-Mandé sur Brédoire ? Sous la halle fraîchement restaurée, contre le mur de pierre, un violon de sept mètres sur trois, qui fut, dans les années 1930, un char lors de fêtes patronales, s’offre à l’étonnement des promeneurs, lesquels s’étaient tout d’abord arrêtés en ce bourg pour y admirer les sculptures de l’église romane.

Ces figures sculptées, justement, en fort bon état, sont distribuées le long de trois arcatures au-dessus du porche. Un monstre finement strié prend, dans sa gueule, le bras d’un petit homme gnomique. Un autre, à la crête hérissée de piquants, dévore la tête d’un être informe et penché. Une sirène serpentine joue de la harpe avec sa queue. Sur un chapiteau, un barbon vénérable écarquille les yeux. Oiseaux et orvets se succèdent. Y aurait-il un griffon ?

La place centrale s’appelle place Marcel-Fajoux.

Dehors, d'Eric Laurrent

Lu, en un jour et demi, à mes moments perdus, ce petit roman pas désagréable mais qui n’a vraiment rien de transcendant ni de bouleversant. J’avais déjà lu, vers 2002, le premier roman de l’auteur, Coup de foudre, qui m’avait déjà paru fort léger, et exagérément contourné et précieux.

Celui-ci, Dehors, s’avère avoir outré encore les traits qui faisaient en partie le charme de la lecture, mais surtout provoquaient l’irritation du lecteur (enfin, la mienne, en l’occurrence) : débauche d’imparfaits du subjonctif, syntaxe délibérément labyrinthique, emploi abusif de substantifs et de verbes si inusités qu’ils doivent faire, pour la plupart d’entre eux, leur première apparition dans un texte littéraire en français. Ce fut d’ailleurs l’une de mes interrogations récurrentes : comment Eric Laurrent vient-il à employer, d’une manière qui semble couler de source, autant de néologismes littéraires empruntés, certainement, à des domaines techniques, ou de termes obscurs ? Je l’imagine volontiers s’être constitué, au fil des années, un répertoire de termes d’une absolue rareté, ce qui serait déjà un peu ridicule ; mais je le soupçonne même d’écrire un premier jet constitué de mots plus courants, et de remplacer ensuite un certain nombre des substantifs et verbes par des synonymes au moyen d’un thesaurus.

Publié en 2000, cet opus, le quatrième de son auteur, est le récit, entre douceur humoristique et satire en demi-teinte, d’une désagrégation : il narre l’éclipse sentimentale et domiciliaire vécue par le protagoniste, Léon Brumaire, au cours d’une demi-douzaine de mois environ. Mis à la porte du domicile conjugal par sa compagne, Eva, Léon hésite entre deux éventuelles « remplaçantes », Allicia et Pamela. Il se trouve pris dans un esseulement alcoolisé, dans les brumes de l’à quoi bon, le tout prenant une légère tournure invraisemblable (ou, si l’on veut se montrer plus positif, fantastique, ou fabulaire), notamment en raison du jeu sur les coïncidences et de la question de l’argent, qui n’est jamais posée en termes réalistes.

L’intrigue, vaguement inspirée des derniers romans d’Echenoz et très représentative, en son délabrement formel, du « nouveau » style Minuit, n’est qu’un prétexte aux jeux de langage signalés plus haut, et à l’exploration d’un certain nombre de fantasmes sexuels, qui prennent la forme de scènes ou de descriptions. Eric Laurrent semble se divertir beaucoup à mêler le style « noble » et abstrus, que lui offrent syntaxe alambiquée et registre technique, à des expressions franglaises branchées, et à des intrusions d’auteur, plus réussies.

Assurément, il a trouvé, avec son recours aux lexèmes les plus inattendus, un moyen d’échapper au mode de narration marquisard (« La marquise sortit à cinq heures »). Par exemple, il décrit en ces termes l’arrivée subite d’une averse :

« Estimons maintenant entre dix-huit et dix-neuf heures le moment où tous deux seraient contraints de quitter le parc. Marouflons à dessein une fronce bouffante, forcément néphélienne, sur la toile azuréenne du ciel, puis crevons-la brusquement et tirons-en de longues écharpes de tulle, illusion que nous effrangerons violemment jusqu’au sol et disperserons là en incessantes strasses de vapeur et d’écume – observons maintenant l’effet de ce déluge impromptu. » (p. 31)

Les tonalités scientifiques (lexique météorologique technique, usage de la première personne du pluriel) ne sont pourtant pas sans rappeler le recours de certains auteurs de la fin du 19ème siècle à des mots rares, souvent penta- ou hexasyllabiques. La différence en est que, chez Mallarmé ou Saint-Pol Roux, il existait une vraie force d’expression, un sens profond de la relation au monde, alors qu’Eric Laurrent ne propose, en fait, et en pleine conscience, qu’une sorte de sitcom ou de vaudeville pour gens de lettres.

Je ne sais s’il y a un avenir pour de telles entreprises. Avec moi, dans tous les cas, la sauce ne prend pas.

Reste à expliquer pourquoi j’ai lu ce roman, alors que Coup de foudre, déjà, m’avait laissé sur ma faim. C’est que, trouvant, immaculé et bon marché, l’exemplaire désormais en ma possession chez le bouquiniste de la rue Nationale il y a six ou sept mois, je ne résistai pas à la compulsion d’achat ; en général, si un livre se trouve dans ma bibliothèque, je le lis toujours, soner or later. C’est donc ce qui s’est produit, avec d’autant moins d’hésitations et de regrets que cette lecture m’aura pris trois ou quatre heures, peut-être.

Multijournal, 17 décembre 2004

Je publie aujourd’hui, en guise de note, la première entrée de mon Multijournal, tentative de journal hypertextuel qui a duré un mois environ, à l’hiver dernier. Chaque entrée se composait de trois sous-rubriques : l’entrée du jour, l’entrée « rétrospective » et les notes astérisquées. Le fonctionnement en paraîtra plus simple après quelques jours de lecture.

17 décembre 2004.
Cet après-midi, j'ai travaillé à la maison, puis, non sans être passé acheter un cadeau pour mes grands-parents, je suis allé chercher A. à l'école. Dernier jour d'école avant les vacances. Il ne pleuvait pas, il ventait; le biscuit en forme d'ourson n'a pas traîné. Englouti plus sûrement que le Titanic. Avant que nous ne nous enfoncions dans l'exploration des trois cahiers d'école que la maîtresse nous confie durant les vacances. Trois cahiers en petite section...
Simultanément, il demande un mouchoir en papier pour effacer les traces de feutre noir.

17.12.04, ante meridiem
Ce matin, il a fallu amener A. à l'école avec la voiture, car il pleuvait à pierre fendre. A la bibliothèque d'anglais de l'université, j'ai rendu deux livres, dont In the Hour of Signs de Jamal Mahjoub***. Puis, dans mon bureau, j'ai signé les programmes d'étude provisoires d'Anne-Sophie, une étudiante qui fait une demande auprès des Relations internationales afin de partir étudier l'an prochain dans une université canadienne (Calgary ou Simon Fraser).
Cette nuit, à quatre heures, un chauffard a embouti violemment la voiture de notre voisine d'en face. Une Fiat Panda. (La voiture.) Une Portugaise. (La voisine.) Un délit de fuite. (Le chauffard.)
Ici nous remontons le temps.

*** 2004 : 18 et 19 novembre ***
Ph. et moi avons organisé un colloque international intitulé Fantasmes d'Afrique / Fantasizing Africa. L'invité d'honneur n'était autre que Jamal Mahjoub, romancier anglo-soudanais de prime importance, que j'ai voituré (à son grand dam, vu mon incompétence en matière de créneaux) dans Tours, et qui a délivré le vendredi matin une conférence d'un grand intérêt. Je possède quatre de ses cinq romans, mais je n'ai pu lire le troisième de ses romans publiés qu'au moyen de l'emprunt en bibliothèque. Cet épisode (ou plutôt: cet événement) donnera lieu à d'autres ramifications.