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lundi, 15 août 2005

Un beau vers (4)

A tout prendre, un vers est rarement séparable des vers avoisinants, comme le montre éminemment le cas de l’enjambement, ou du rejet.

Il y a aussi les vers de la prose poétique — bien embarrassants, ceux-là — dissimulés qu’ils sont dans le corps de la prose.

Il y a, il y a… Bon, je lance des pistes…

Un beau vers (3)

La technique seule ne permet pas d’expliquer pourquoi un vers nous touche, ni pourquoi on le trouve beau. C’est d’ailleurs ce qui rend le sujet Qu’est-ce qu’un beau vers? difficile ou pernicieux. La beauté d’un vers peut naître du moment où je le lis, où je l’ai lu, où il m’a été lu ; elle peut dépendre du don, si tel recueil m’a été offert par une personne que j’aime et qu’à chaque phrase, au détour de toute métaphore se glisse opportunément le regard de cette personne, ou sa voix, ou l’odeur de sa peau.

Ce peut-être un ensemble de vers, une suite que l’on ne peut interrompre, qui a son rythme propre. Il en fut ainsi, longtemps, pour moi, du distique qui ouvre le premier poème de René Char, dans l’édition de la Pléiade :

Brûlé l’enclos en quarantaine

Toi nuage passe devant

 

Pourtant, après de longues ruminations de ce distique, je me trouvai un jour à isoler le second vers, qui vint à désigner pour moi (et je le lui disais, parfois sérieusement, parfois en plaisantant) la femme aimée, que je ne rencontrai que longtemps après ma fréquentation de Char.

Ce qui est embarrassant dans cet argument-là, c’est qu’on ne voit pas très bien en quoi il s’applique spécifiquement à la poésie, et en particulier au vers. Par exemple, une jeune fille que j’aimais beaucoup (et qui me le rendait) m’offrit, à notre séparation, Aurélien d’Aragon. Je lus le roman dans les semaines qui suivirent, conservant mes facultés critiques, mais lisant, malgré tout, malgré moi, cette belle histoire d’amour au reflet de la nôtre. Aurélien, pour autant, pour être un superbe récit, n’est pas un beau vers !

La poésie a peut-être, plus que le roman, le don de me hanter (et ne dirai-je pas ici, en lieu de me, “nous”?). Enfant, un bref poème de Bruno Dey me taraudait. Je peux encore le citer de mémoire, sans y pouvoir isoler un beau vers:

rideaux de tergal blanc

conscients du vent du soir

reviendras-tu un jour

des mots donner les sens

 

Tout au plus est-ce un beau quatrain, dont le rythme devait me préparer à la fréquentation et l’amour immodéré de Guillevic, poète remarquable dans l’œuvre de qui se trouvent fort peu de beaux vers, car le vers n’est pas, pour lui, le centre de l’expression. Peut-être une unité de mesure, un battement, un éclat de silex qui n’a de sens, de son, de stupeur, qu’au contact des autres pierrailles. (A foolish figure, peut-être, mais Guillevic est un poète étonnamment minéral, donc j’assume.)

Où en étais-je ? (Ah, qu’il est agréable, sur un sujet de dissertation, de pouvoir divaguer, prendre méandres, à tel endroit prendre racine, puis s’envoler… Peut-être mes ruminations de la décennie passée sur ce sujet (Qu’est-ce qu’un beau vers?) n’attendaient que la cristallisation de ces pages de carnétoile…)

Un beau vers (2)

Ce sujet complexe et controversé a bien d’autres angles d’approche. Entre autres, qu’est-ce qui permet de déterminer la beauté d’un vers écrit dans une langue étrangère que l’on ne connaît pas du tout (ou que l’on maîtrise imparfaitement)? Je sais que je ne lis de poésie qu’en ayant recours à l’original, ou à des éditions bilingues, à l’exception occasionnelle des poèmes écrits dans des alphabets que je ne sais pas déchiffrer (arabe, chinois, japonais), car j’aime pouvoir deviner, ou rechercher quel mot correspondant, ou quelles sonorités propose le texte d’origine.

Je connais fort mal le portugais, que je suis incapable de parler mais que je sais prononcer, et que je lis tant bien que mal. Je n’ai pas sous la main les ouvrages de poètes portugais que je pratique souvent, car ils sont à Tours, mais je pourrai prochainement donner des exemples de beaux vers dans une langue étrangère que je connais mal.

dimanche, 14 août 2005

Le dernier taureau

Comme annoncé, voici un extrait de l’entrée du Journal III de François Mauriac intitulée “Le dernier taureau”:

Je fus donc à cette corrida de Saint-Vincent-de-Tyrosse. Il m’a fallu, ce jour-là, crever un de mes derniers ballons, renoncer à l’un de mes derniers plaisirs. Non! Plus jamais je n’assisterai à une course de taureaux. Sans doute serait-il injuste de les juger toutes sur celle-là qui fut au-dessous du pire, moins par la faute des matadors que par celle d’un bétail exécrable, fuyant, et comme on dit, “manso”. Mais nous eût-il été donné de voir une belle corrida et d’applaudir un Martial Lalanda, nous aurions dû tout de même subir ce qui, tout à coup, me paraissait horrible à crier: l’attachement de cette foule assise, inactive, abritée, embusquée, “planquée”, à un spectacle dangereux pour l’homme, mortel pour la bête. Quant à cet art que j’ai tant admiré, toute sa science repose sur le leurre: une bête seule contre dix, trompée, dupée jusqu’à la mort… L’étrange est qu’elle s’en aperçoive, parfois, qu’elle le devine. […]

Pourtant ce qui m’arracha soudain ce vœu : «Je n’y reviendrai jamais plus…», ce ne fut pas tant cette horreur toute physique, ce dégoût, cette pitié, ni même la honte que me donnait la présence des Anglais venus de Biarritz […] Non, la raison de mon désenchantement, elle m’apparut tout à coup : impossible d’ignorer, aujourd’hui, de quoi notre goût pour les corridas est le signe. Nous savons, nous ne pouvons plus ne pas savoir ce que dissimule dans son cœur cette foule qui hurle autour d’une bête couverte de sang.
(Les Chefs-d’œuvre de François Mauriac, vol.11. Le Cercle du bibliophile, p.242)

Javier Tomeo, versant traduction

Traduire est merveilleux, lire des traductions est indispensable ou inévitable. Mais qu’il est frustrant de se sentir pieds et poings liés en lisant ce qui semble être une mauvaise traduction. Ainsi, des Histoires naturelles de Javier Tomeo, que je lis en ce moment, dans une traduction de Denise Laroutis, au demeurant passeuse attitrée de cet Espagnol.

D’emblée, pourquoi traduire ce Bestiario par un doublon de l’œuvre de Jules Renard? La parenté littéraire et intellectuelle n’est pas nette, à moins de vouloir attirer à tout prix un lectorat francophone.

Et encore, c’est le seul mot d’espagnol dont l’on retrouve la trace. Pour le reste, seuls les mots de la traductrice nous sont offerts. Et, dois-je le dire, ce français-là est bien douteux. Mais, comme je n’ai pas le texte espagnol à ma disposition (et comme, de surcroît, je n’ai pas non plus une véritable connaissance de la langue espagnole dans mon bagage), le doute subsiste.

Ainsi, dans le texte intitulé “Les Pucerons”, la phrase suivante, en début du dernier paragraphe: «Nous sommes trop, nous savons nous reproduire, là réside notre force.» (Corti, 1993, p.40). Le contexte semble indiquer un sens voisin de “nous sommes trop nombreux”. Nous sommes trop n’a pas de sens, en français, à moins de sombrer dans la langue la plus familière et la plus négligée, ou de ressusciter les mânes de l’oublié Collaro (“ce mec est too much, ce mec est trop” (bon, on a les citations qu’on mérite)). Mais peut-être, se dit-on, cette faute, ou cet effet de style, est-elle/il dans le texte d’origine, et la traductrice fait preuve d’une grande habileté…

Autre phrase incorrecte, sans qu’il soit possible de trancher : «Mais j’avais à peine quatre semaines que je m’aperçus qu’il y avait en moi quelque chose qui me différenciait d’elles.» (“L’abeille”, in Histoires naturelles, Corti, 1993, p.60).

J’avais dans l’idée, au moment de créer ce carnet de toile, de le consacrer, non à la Touraine ou à mes diverses divagations, mais à la question de la traduction. Peu original, mais ouvert à de riches perspectives. Vous voyez, avec cette note, à quoi vous avez échappé…

vendredi, 12 août 2005

Un beau vers de Chénier

Mon professeur d’anglais d’hypokhâgne et de khâgne, M. Jean Briat, nous avait dit un jour que le sujet suivant avait été donné naguère, pour l’épreuve de français du concours d’entrée à l’E.N.S.: Qu’est-ce qu’un beau vers?. Sujet merveilleux, disait-il. Il avait raison, sans doute. Toujours est-il que cette question, que je n’ai jamais eu à traiter en devoir, m’a hanté depuis sans relâche, et que je lui ai trouvé de nombreuses réponses, ou des tentatives, au moins. N’ayant jamais, en douze ans, jeté la moindre ligne à ce sujet, je pourrais pourtant, si était inventé le logiciel qui relie la pensée informe, non dite, non écrite, à un traitement de texte, proposer tout un livre d’ébauches.

C’est un sujet effroyable, car il est presque impossible de le traiter, a fortiori en six heures. Mais c’est un sujet merveilleux, car tout étudiant un peu amoureux des mots et n’ayant lu ne serait-ce que quelques poèmes peut y dépenser de l’énergie, et faire couler l’encre.

Ayant ouvert la brèche, je ne pousserai pas aujourd’hui mon avantage sur ce point. Mais je voulais seulement citer ici, extraire de son contexte un alexandrin de Chénier qui est, pour moi, un très beau vers :

Le lit de Vénus même est sans prix à mes yeux.

 

Justement, me dira-t-on, l’un des pièges du sujet posé au concours est qu’un beau vers ne doit pas forcément, pour être jugé tel, être soustrait à son contexte. (Le célèbre monostiche d’Apollinaire, “Et l’unique cordeau des trompettes marines”, est un cas d’école. Mais il est pourtant rattaché à un titre, celui du poème, Chantre, à un contexte implicite (l’image), et à une œuvre (les poèmes de Guillaume Apollinaire).)

Ce vers de Chénier est le dernier de la cinquième section de Fanny. Cette 5ème section elle-même se compose de sizains hétérométriques proches des sizains propres à l’ode française (AABCCB, le premier et le cinquième vers étant des octosyllabes, les quatre autres des alexandrins). Cela a son importance, car ce vers est beau aussi de venir en point d’orgue d’une strophe très élaborée dans son rythme, climax et clôture. Il est beau d’allonger le pas après le bref octosyllabe qui, le précédant, de surcroît, s’efface devant lui dans sa relative médiocrité: “Et quand tu daignes me sourire,/Le lit de Vénus même est sans prix à mes yeux”. Est-ce trop dire que cet octosyllabe prude, qui donne son sens et sa douceur, autant que sa flamme musicale, à l’alexandrin que j’ai isolé, en fait le lit, l’apprête, par sa pâleur ou sa fadeur en fait ressortir tout le sel, le piquant?

Il y aurait bien des arguments pour expliquer ce que ce vers a, pour moi, de beau. Ces arguments viennent a posteriori, quand j’essaie de comprendre pourquoi ce vers m’a frappé, m’a ému.

Entre autres, disons :

1) le contraste des deux syllabes de la déesse-métaphore, au sein d’un vers entièrement constitué de monosyllabes

2) la symétrie entre “lit” et “prix”, entre “même” et “mes”

3) le ralentissement que favorise l’emploi de “même” avant l’hémistiche, et qui rééquilibre, en douceur, la périlleuse symétrie entre le sujet (le lit de Vénus, pentasyllabique) et le prédicat (sans prix à mes yeux, pentasyllabique), pour la pousser jusqu’à l’alexandrin.

 

Mais peu importe. Pardonnez-moi, si vous le pouvez, ces piteuses, maladroites, techniques tentatives de justification. C’est un beau vers. Voilà. Cela est d’évidence.

André Chénier et Robert Brasillach

Relisant Chénier, que je n’ai jamais fort goûté, mais dont la Lycoris, au moins, me parut avant-hier supportable et même empreinte d’équivoque et de beaux vers, j’ai lu aussi, mais pour la première fois, la très émouvante préface de Brasillach. Emouvante, non que je sois en aucun point d’accord avec le parcours intellectuel et politique de Brasillach, mais parce qu’il écrivit cette préface en prison, peu avant sa condamnation à mort, se devinant condamné, et parce que, si je souffre en pensée avec les nombreuses victimes du génocide juif et des exactions des régimes nazis et fascistes, si j’honore leur mémoire et si je souhaite que tous méditent toujours la leçon des exterminations de toute sorte, je peux aussi, pourtant, m’imaginer la situation de cet homme parvenu tout près de son exécution, et dont je comprends le parcours, dont l’œuvre aussi me touche.

La situation de Chénier et de Brasillach est voisine, car Chénier périt lors de la Terreur, après plusieurs mois passés en prison. Evidemment, le parallèle est, d’un point de vue historique, tout à fait choquant, mais il a une indéniable valeur littéraire : le poète et le romancier, proches de leur fin, et dans une geôle.

Voici ce qu’écrit Brasillach des Iambes de Chénier :

« Il faudra la prison pour que les Iambes naissent. Les Iambes ne sont pas de la “poésie pure”. C’est la poésie impure, au contraire, chargée de toutes les scories d’un temps fuligineux, et nulle poésie ne peut toucher davantage dans les heures révolutionnaires.»

Journal de Mauriac

Comme je lis un peu, ces temps-ci, le journal de Mauriac, que je découvre plus subtil penseur et surtout meilleur styliste que je n’en gardais le souvenir, et comme ma mère vient d’achever la lecture d’un roman d’Anne Wiazemsky (cela, c’est plus qu’il n’est en mon pouvoir), j’apprends que cette petite-fille de Mauriac serait nettement plus âgée que mes parents, ce qui me surprend, et aussi qu’elle fut d’abord actrice, en particulier dans La Chinoise et Au hasard Balthasar (un Bresson que j’aime sans plus).

Il y a, dans le journal de Mauriac, plusieurs très belles pages, et notamment une entrée d’une grande profondeur sur le mirage de la corrida, sur l’impossibilité éthique de ce spectacle inhumain et avilissant. J’en donnerai de larges extraits prochainement.

Post-scriptum: j'ignorais, il y a peu, l'existence du journal de François Mauriac, m'en étant tenu à celui de Claude.

mercredi, 10 août 2005

Cioran

Avez-vous remarqué qu’à une lettre près, son nom est celui du livre sacré de l’Islam, qu’en mon temps (et pour mes études surtout) je pratiquai abondamment? Cioran a tout, quoi qu’il en dise, du théologien. Un théologien du doute, de l’exécration de soi plus que du mécréant (encore que…)… mais théologien, dans le ton et le style, on ne le saurait être plus.

Tariq Goddard, enfin???

Sa lecture achevée depuis (je pense) deux semaines, je devrais tout de même en dire deux mots. J’ai déjà différé d’en dire plus long. C’est, aussi, que le roman est resté à Hagetmau, et que je me trouve, jusqu’à mardi, à Cagnotte.

lundi, 08 août 2005

D'épaisseur du cadavre

« J’aime lire comme lit une concierge : m’identifier à l’auteur et au livre. Toute autre attitude me fait penser au dépeceur de cadavres. » (Cioran. De l’inconvénient d’être né, VI)

Un titre alternatif, fortement ironique, pour ce carnétoile, pourrait être Le Dépeceur de cadavres. Mais il se trouve que je ne puis me résoudre à être d’accord avec Cioran, même s’il ébranle mes convictions.

Le “dépeceur de cadavres” n’a, au demeurant, aucun rapport avec le simple charognard, tout fait estimable puisqu’il empêche la propagation des épidémies et qu’il se nourrit, ce faisant.

Sale lambeau

Il faut que je m’y remette. Du nerf, dirait M. Songe. Une idée pourrait consister à prendre comme contre-exemple le journal de Charles Juliet, geignard et marqué du sceau de la stérilité.

lundi, 01 août 2005

Décès de Pierre Souquet-Basiège

Je viens de recevoir le courriel suivant des éditions Ibis Rouge:

C'est avec beaucoup de tristesse que nous venons d'apprendre le décès à Orléans de notre ami Pierre Souquet-Basiège.

Pierre nous a quittés ce dimanche 31 juillet 2005.

Pierre avait publié un ouvrage,
Le malaise créole, un dérivé du mal français chez Ibis Rouge, ouvrage qui avait connu un très grand succès aux Antilles.

Toute l'équipe d'Ibis Rouge présente à sa famille ses plus sincères condoléances.

Premier août

Depuis deux jours, je lis fort peu. J'écris moins encore, et, moins calme que jamais, ne trouve qu'un sommeil mal reposant. Je suis à mi-chemin dans ma lecture de A Fable de Faulkner, après avoir réglé leur compte à quelques nouvelles tardives de James, dont la très intéressante "Fordham Castle".

Hier soir, C° disait que les blogs sont tous des ramassis de petites notes intimes et de photographies ratées, preuve que ses informations sont de seconde main ou qu'elle ne sait pas trouver son chemin dans les arcanes de la Toile. No bragging there, je pense surtout à ces dizaines de carnets de toile que je lis régulièrement et qui traitent d'art, de littérature, de politique, d'autres sujets encore, et qui sont souvent supérieurs à bien des magazines ou journaux.

C°, avec les autres amis ici présents, revenait d'une corrida. Aujourd'hui, il pleut à verse, et j'espère fermement que la novillada n'aura pas lieu: si j'avais une âme de justicier, je serais bien embarrassé pour savoir si je dois liquider en priorité les toreros ou les aficions. J'ai de très bons amis parmi ces derniers, ce qui serait source d'un brin de confusion supplémentaire.

dimanche, 24 juillet 2005

Stuart Merrill

Ah, ça me traverse l'esprit...

Fort admirateur de Stuart Merrill, je cherche depuis longtemps une édition convenable de ses poèmes.

Voilà, la bouteille est à la mer.

jeudi, 21 juillet 2005

De Bombard à Bernhard, en passant par Rimbaud

D’Alain Bombard, mort mardi, j’apprends qu’il vivait retiré, depuis plusieurs années, dans sa demeure de Bandol. Outre le vin, ce que suggère ce toponyme, c’est la bandoline de Mes petites amoureuses:

« J’ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front. »

La mort, à quatre-vingts ans, du « naufragé volontaire » de 1952, me rappelle des souvenirs d’enfance, et l’admiration mêlée d’agacement de mon père, crois-je, pour ce précurseur des défenseurs de l’environnement. Elle suscite en moi, également mais sans rapport avec l’histoire personnelle d’Alain Bombard, le souvenir d’une lecture qui m’a marqué, l’un des nombreux romans lus de Thomas Bernhard, Der Untergeher, peut-être parce que C., en défaut de lecture chez mes parents, a choisi la traduction française de Zerstörung, récit que je n’ai jamais lu, mais que m’avait envoyé, dans la collection “L’Imaginaire”, l’attachée de presse des éditions Gallimard, Hélène de Saint-Hippolyte, en 1990, suite à notre discussion relative aux démons littéraires de Hervé Guibert.

Ainsi, le premier des textes de Bernhard que j’ai eus en ma possession n’a toujours pas été lu, même en allemand, alors que j’en ai défriché, parcouru, arpenté depuis des dizaines d’autres, comme j’aime extrêmement ce remarquable écrivain, dont les traductions rendent assez bien, d’ailleurs, tout compte fait, la voix et le rythme si singuliers. C’est C. qui lit maintenant Perturbation, et cela devrait suffire à m’inciter à acheter et lireZerstörung.

Je suis sans doute incorrigible de ne pouvoir, partant d’un événement précis (la disparition d’Alain Bombard), m’empêcher de le ramener à l’évocation de mes marottes littéraires, ici Arthur ou Thomas. C’est sans doute l’une des questions que pose incessamment l’œuvre de Thomas Bernhard: faut-il se corriger? que signifie la correction (pour le dire en trois langues : ‘Korrektur’, émendation, ‘correctness’) ?

mardi, 19 juillet 2005

(Sans avoir lu) Yann Kerninon

Je copie-colle ci-dessous la très brève recension de l’ouvrage de Yann Kerninon, Moyens d’accès au monde. Six tableaux pour trouer le désert, dans le dernier numéro du trimestriel Lettres d’Aquitaine :

« Ce livre est conçu comme un “manuel de survie en milieu désertique”, c’est-à-dire, aujourd’hui. Le ton est celui d’un essai philosophique, mais il flirte souvent avec la poésie, l’autobiographie, la fiction, le pamphlet, le manifeste. L’auteur côtoie Heidegger, Nietzsche, Deleuze, Héraclite, Stirner ou Fourier mais aussi Gilles Châtelet ou Cornélius Castoriadis sans pour autant les nommer. Il fricote avec le Dadaïsme, le Punk, la musique expérimentale ou les Monty Python. »

Plusieurs formules sont à vomir dans cette présentation, qui me donne tout sauf l’envie de lire ce livre : l’emploi des verbes flirter (familier, journalistique, inepte), côtoyer (dénué de sens ici, ou prétentieux (comment prétendre «côtoyer» Héraclite ?)) et fricoter, qui serait acceptable, dans sa familiarité même, s’il faisait l’objet d’une quelconque conceptualisation (le fricotage comme relation affective, sexualisée ou esthétique à un mode culturel ?).

Quoiqu’il soit ici dit de la multiplicité des genres, les huit auteurs cités comme les modèles ou les compagnons de route de Kerninon en disent long sur son prétendu éclectisme : il s’agit, à l’exception de Héraclite peut-être, du panthéon de la bien-pensance gauchiste européenne. Aucune originalité en cela. Ou plutôt : rien de neuf, du ressassé, de l’éternellement remâché.

La seule (maigre) interrogation qui subsiste, et qui pourrait donner au moins la curiosité de vérifier ce qu’il en est, c’est le sens que Kerninon donne à l’expression milieu désertique ; je vois vaguement ce dont il pourrait être question, mais je crains que quelqu’un qui prend la musique punk pour modèle, et qui n’a, pour seules lectures, que les lieux communs les plus rabâchés de la gauche dite alternative, ne soit lui-même un digne représentant de ce que j’appellerais, pour ma part, le dessèchement culturel.

L’ouvrage est publié aux éditions Le Bord de l’eau, sises à Bordeaux.

samedi, 16 juillet 2005

Dehors, 2

Un remords me saisit, car je sais ne pas avoir très consciencieusement « recensé » le roman d’Eric Laurrent. Plutôt, j’ai noirci le trait, insisté sur ce qui m’agaçait. Il faut toutefois avouer que les descriptions sont souvent séduisantes, et qu’il émane d’elles une forme de picturalité objective, certes ludique, mais qui ne peut manquer d’évoquer certaines toiles, comme, dans l’extrait ci-dessous, des cieux turneriens :

« Quelques minutes plus tard, dès la sortie de Clermont-Ferrand, l’incandescence du crépuscule était à ce point prononcée, mélange très dense de sulfure de cadmium et d’oxyde de fer, qu’elle semblait tirée d’un effet de matière autant que de lumière, le soleil ayant pris l’apparence d’un vitellus orangé dont la membrane crevée eût laissé échapper autour d’elle, entre les phlyctènes pâteuses de quelques cumulus gris de Payne, un liquide homogène et visqueux qui se fût coagulé en larges plissures horizontales. » (Eric Laurrent. Dehors. Paris : Minuit, 2000, pp. 111-2)

Il y a aussi, pour faire justice au texte, de nombreuses références à des œuvres musicales, qui peuvent sembler contraintes, mais qui sont très convaincantes, si le lecteur les a en tête au moment de la lecture. Ainsi, de telle référence à Waterwheel de Hamza El Din (que je sais être, même si Eric Laurrent n’en dit rien, la version enregistrée par le Kronos Quartet) au cours d’une scène de fellation dans un taxi (oui, j’ai bien précisé auparavant que c’était très branché cul), on peut constater la grande pertinence.

Dehors, d'Eric Laurrent

Lu, en un jour et demi, à mes moments perdus, ce petit roman pas désagréable mais qui n’a vraiment rien de transcendant ni de bouleversant. J’avais déjà lu, vers 2002, le premier roman de l’auteur, Coup de foudre, qui m’avait déjà paru fort léger, et exagérément contourné et précieux.

Celui-ci, Dehors, s’avère avoir outré encore les traits qui faisaient en partie le charme de la lecture, mais surtout provoquaient l’irritation du lecteur (enfin, la mienne, en l’occurrence) : débauche d’imparfaits du subjonctif, syntaxe délibérément labyrinthique, emploi abusif de substantifs et de verbes si inusités qu’ils doivent faire, pour la plupart d’entre eux, leur première apparition dans un texte littéraire en français. Ce fut d’ailleurs l’une de mes interrogations récurrentes : comment Eric Laurrent vient-il à employer, d’une manière qui semble couler de source, autant de néologismes littéraires empruntés, certainement, à des domaines techniques, ou de termes obscurs ? Je l’imagine volontiers s’être constitué, au fil des années, un répertoire de termes d’une absolue rareté, ce qui serait déjà un peu ridicule ; mais je le soupçonne même d’écrire un premier jet constitué de mots plus courants, et de remplacer ensuite un certain nombre des substantifs et verbes par des synonymes au moyen d’un thesaurus.

Publié en 2000, cet opus, le quatrième de son auteur, est le récit, entre douceur humoristique et satire en demi-teinte, d’une désagrégation : il narre l’éclipse sentimentale et domiciliaire vécue par le protagoniste, Léon Brumaire, au cours d’une demi-douzaine de mois environ. Mis à la porte du domicile conjugal par sa compagne, Eva, Léon hésite entre deux éventuelles « remplaçantes », Allicia et Pamela. Il se trouve pris dans un esseulement alcoolisé, dans les brumes de l’à quoi bon, le tout prenant une légère tournure invraisemblable (ou, si l’on veut se montrer plus positif, fantastique, ou fabulaire), notamment en raison du jeu sur les coïncidences et de la question de l’argent, qui n’est jamais posée en termes réalistes.

L’intrigue, vaguement inspirée des derniers romans d’Echenoz et très représentative, en son délabrement formel, du « nouveau » style Minuit, n’est qu’un prétexte aux jeux de langage signalés plus haut, et à l’exploration d’un certain nombre de fantasmes sexuels, qui prennent la forme de scènes ou de descriptions. Eric Laurrent semble se divertir beaucoup à mêler le style « noble » et abstrus, que lui offrent syntaxe alambiquée et registre technique, à des expressions franglaises branchées, et à des intrusions d’auteur, plus réussies.

Assurément, il a trouvé, avec son recours aux lexèmes les plus inattendus, un moyen d’échapper au mode de narration marquisard (« La marquise sortit à cinq heures »). Par exemple, il décrit en ces termes l’arrivée subite d’une averse :

« Estimons maintenant entre dix-huit et dix-neuf heures le moment où tous deux seraient contraints de quitter le parc. Marouflons à dessein une fronce bouffante, forcément néphélienne, sur la toile azuréenne du ciel, puis crevons-la brusquement et tirons-en de longues écharpes de tulle, illusion que nous effrangerons violemment jusqu’au sol et disperserons là en incessantes strasses de vapeur et d’écume – observons maintenant l’effet de ce déluge impromptu. » (p. 31)

Les tonalités scientifiques (lexique météorologique technique, usage de la première personne du pluriel) ne sont pourtant pas sans rappeler le recours de certains auteurs de la fin du 19ème siècle à des mots rares, souvent penta- ou hexasyllabiques. La différence en est que, chez Mallarmé ou Saint-Pol Roux, il existait une vraie force d’expression, un sens profond de la relation au monde, alors qu’Eric Laurrent ne propose, en fait, et en pleine conscience, qu’une sorte de sitcom ou de vaudeville pour gens de lettres.

Je ne sais s’il y a un avenir pour de telles entreprises. Avec moi, dans tous les cas, la sauce ne prend pas.

Reste à expliquer pourquoi j’ai lu ce roman, alors que Coup de foudre, déjà, m’avait laissé sur ma faim. C’est que, trouvant, immaculé et bon marché, l’exemplaire désormais en ma possession chez le bouquiniste de la rue Nationale il y a six ou sept mois, je ne résistai pas à la compulsion d’achat ; en général, si un livre se trouve dans ma bibliothèque, je le lis toujours, soner or later. C’est donc ce qui s’est produit, avec d’autant moins d’hésitations et de regrets que cette lecture m’aura pris trois ou quatre heures, peut-être.

dimanche, 10 juillet 2005

Cimetière juif de Marrakech (Elias Canetti)

Les cimetières, dans d’autres parties du monde, sont organisés pour assurer la bonne conscience des vivants. On y trouve beaucoup de vie, des plantes et des oiseaux, de sorte que le visiteur, seul vivant parmi tant de morts, se sent ragaillardi et fortifié. Il lit sur les pierres tombales les noms des gens auxquels il a survécu. Sans qu’il en convienne, cela lui fait un peu imaginer qu’il a vaincu chacun d’eux en combat singulier. Certes, il est attristé par tant de gens qui ne sont plus, mais en compensation, il se sent lui-même invincible. Où, ailleurs, pourrait-il se trouver dans une telle situation ? Sur quel champ de bataille du monde resterait-il l’unique survivant ? Il est là, debout, au milieu de tous les gisants. Cependant, les arbres et les pierres tombales aussi, sont debout. Plantés là ou dressés, ils l’entourent comme un héritage destiné à lui plaire. Mais dans ce cimetière des juifs, il n’y avait rien. C’est la vérité nue, un paysage lunaire de la mort. Au fond du cœur du spectateur, peu importe qui y repose. Il ne se penche pas pour essayer de le découvrir. Ils sont tous là comme des gravats et l’on aimerait filer rapidement comme un chacal. C’est le désert des morts où il ne pousse rien, le dernier, l’ultime désert

(Elias Canetti. Les Voix de Marrakech. (1967).

Traduit de l’allemand par François Ponthier. Paris : Albin Michel, 1980, pp. 64-5)

samedi, 09 juillet 2005

Purple Hibiscus, pp. 257-8

Everything came tumbling down after Palm Sunday. Howling winds came with an angry rain, uprooting frangipani trees in the front yard. They lay on the lawn, their pink and white flowers grazing the grass, their roots waving lumpy soil in the air. The satellite dish on top of the garage came crashing down and lounged on the driveway like a visiting alien spaceship. The door of my wardrobe dislodged completely. Sisi broke a full set of Mama’s china.

Even the silence that descended on the house was sudden, as though the old silence had broken and left us with the sharp pieces. When Mama asked Sisi to wipe the floor of the living room, to make sure no dangerous pieces of figurines were left lying somewhere, she did not lower her voice to a whisper. She did not hide the tiny smile that drew lines at the edge of her mouth. She did not sneak Jaja’s food to his room, wrapped in cloth so it would appear that she had simply brought his laundry in. She took him his food on a white tray, with a matching plate.

There was something hanging over all of us. Sometimes I wanted it all to be a dream – the missal flung at the étagère, the shattered figurines, the brittle air. It was too new, too foreign, and I did not know what to be or how to be. I walked to the bathroom and kitchen and dining room on tiptoe.

(C.N. Adichie. Purple Hibiscus (2004). Harper Perennial: 2005, pp. 257-8)

Microcosme, v. 997-1000

Parquoi Adam, voyant des hauts monts jà descendre
Les ombres sur la plaine, et tout autour s’étendre,
Fossoie un creux en terre, auquel ce corps transi
Il couche, et l’enterrant, son cœur enterre aussi.

(Maurice Scève. Microcosme (1562), les quatre derniers vers du Livre Premier. In Œuvres poétiques complètes, tome 2, U.G.E., 1971.)

samedi, 02 juillet 2005

Illustrations III

Je lis Illustrations III de Michel Butor, acheté ce matin au bouquiniste de la rue Nationale (édition originale en SP, 1973) [ajout du 26 juin 2011 : appris depuis (2007 ?) que le bouquiniste en question se nomme Les Amours jaunes, en hommage à Corbière I guess].

Je suis très admiratif, et un grand admirateur de Butor. La série des Illustrations, que je ne connaissais que de nom, appartient aux textes « par intervalles », mes préférés. (Le must absolu, en la matière, est le tome 3 du Génie du lieu, Boomerang, que j’ai lu en 1998 dans l’exemplaire emprunté à la médiathèque de Beauvais, et que j’ai cherché à acheter depuis, pour apprendre qu’il était épuisé et, dans les éditions d’occasion, vu l’ouvrage (imprimé en plusieurs couleurs, au tirage sans doute limité dès le principe) hors de prix, bien évidemment. Je possède toutefois les tomes 4 et 5, cadeau de C. pour nos onze ans, en 2003.)

Illustrations III propose, selon les termes mêmes du rabat de deuxième de couverture (voilà un triple génitif que je laisserai passer), « ce dont me parle la peinture ». A moi qui ai beaucoup travaillé sur les croisements entre littérature et arts plastiques, c’est déjà une source d’intérêt, par-delà mon affection pour Butor. Je ne connais aucun des peintres dont l’œuvre sert d’origine à ces textes, à l’exception de Jean-Luc Parant et de Soulages, bien entendu (les textes inspirés par Soulages, composant la « Méditation explosée », sont les seuls numérotés). Du coup, le livre se lit, comme souvent en l’espèce, comme une suite d’échos à des images absentes. L’ekphrasis se situe, comme souvent, à la croisée, de la représentation en mots et de l’éloignement des images. Textes impossibles, irréductibles.

L’extrait que je veux en donner correspond à mon humeur du moment, tendre et sentimentale :

Sur le sable je dessine une maison complexe et retirée, une chambre pour mon amie, notre projet de société, des ailes pour nous emporter, une forêt pour nous cacher, un rocher pour nous instruire, une rampe pour nous diriger, une terrasse pour nous y bercer, une cave pour nous désaltérer, un jardin pour nous enivrer, ses regards pour me décider, sa poitrine pour me transporter, son ventre pour m’y enfoncer, ses lèvres pour me secourir, ses paumes pour me guérir, ses ongles pour me labourer, son silence pour m’ensemencer, ses paroles pour me moissonner, son calme pour m’y rajeunir.

Michel Butor. Illustrations III. Paris : Gallimard, “Le Chemin”, 1973, p. 18

"You spin me round"

Record de fréquentation du blog pour le 1er juillet, avec 134 visiteurs et 720 pages vues, chiffre sans doute gonflé artificiellement par mes propres visites, publications de notes, lecture des commentaires, etc.

Dans l'édition du Monde daté d'aujourd'hui, intéressant article consacré à un portrait de Tristan Egolf.

On y lit, notamment le paragraphe suivant, que j'inclus car je crois savoir que, passé quelque temps, les articles ne sont plus consultables gratuitement:

Un soir d'hiver 1995, Patrick Modiano entre dans la chambre de l'hôte pour y fermer une fenêtre. "J'ai été un peu indiscret , confesse-t-il. Il y avait sur la table une masse de feuilles hallucinante. Rien qu'à voir le manuscrit, j'ai eu une intuition." Modiano comprend mal l'anglais mais ne résiste pas à la tentation de s'attarder sur cette écriture microscopique avec ses mots serrés, ses ratures et ses rajouts. Il pense aux manuscrits du Suisse alémanique Robert Walser. "C'est horrible à dire , raconte-t-il, mais je n'avais pas besoin de lire son roman. Je savais. Peut-être parce que je suis du métier ? Rien qu'en voyant cette masse, et ce type qui passait ses journées à écrire... c'est difficile à expliquer. Ça m'a semblé bizarre que ce type de 23 ans, à la fin du XXe siècle, écrive encore à la main avec des ratures."

vendredi, 01 juillet 2005

Montaigne dans le texte

En recopiant, à partir de l’édition Garnier jaune (en deux volumes, texte édité par Maurice Rat en 1962, exemplaire paternel), la citation de Montaigne qui me sert à illustrer, à mon échelle, le projet quelque peu fourre-tout de ce carnet de toile, je me suis rappelé une discussion avec F***, dans sa turne du 46, rue d’Ulm, vers février ou mars 1995. Il venait de s’acheter une édition des Essais. Assez sottement, ou snobinardement (mais c’était moins grave, car F*** est cent fois plus snob que moi), je lui fis remarquer que le texte était en français modernisé. Il se choqua de ma remarque, disant que, de toute manière, il ne parviendrait jamais à lire le texte original.

Or, je maintiens que c’est simple affaire d’entraînement, d’habitude, de se jeter à l’eau, comme lire, dirons-nous, des nouvelles contemporaines en anglais pour qui s’est contenté de suivre des cours d’anglais au lycée. Et le gain en est grand.

Ainsi, dans le passage que je citais, cela ne changerait pas grand chose de lire de quoi au lieu de dequoy. Ni le sens ni la prosodie n’en seraient changés. On pourrait même arguer que peu gagnerait à être éclairci en son moderne équivalent pu.

D’un point de vue sémiotique, en revanche, fantasie n’est pas le moderne fantaisie ; il se rapproche d’imaginations, voire d’élucubrations ; de plus, à qui est versé en la langue angloyse (et en la germanicque aussi), cette belle phrase rappelle d’autres beaux textes, contemporains des Essais, sur l’imaginaire, ou, pour le romantisme allemand, sur la Phantasie. Du point de vue des effets poétiques, comment « rendre » la première phrase en français modernisé sans perdre l’allitération en [s] ? Qui cherche ici de la science, qu’il la pêche où elle se loge. C’est là ma propre traduction, à la va-vite, et je ne doute pas que les éditeurs savants des éditions modernisées auront fait mieux ; mais sans perdre beaucoup de la poésie de ces phrases, j’en doute. Fortement.

J’aime aussi, je l’avoue franchement, me trouver aux prises avec une langue qui est la mienne mais dont tout me démontre qu’elle a une histoire, qu’elle est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Langue autre, qui m’invite à une traversée des siècles, de l’histoire. Lire Montaigne dans un français contemporanéisé, c’est déjà en faire mon contemporain, et, si je comprends tout ce que peut avoir de positif l’idée qu’un écrivain ou un philosophe a su rester actuel (et Montaigne l’est, étonnamment), je n’ai pas envie qu’il soit mon contemporain, je le lui souhaite moins que tout, car j’aime aussi en Montaigne l’auteur ancien, celui qui, débarquant ex nihilo dans notre monde, s’y trouverait moins à sa place et plus effrayé que s’il s’était retrouvé, avec Cyrano, à visiter les états et empires de la Lune. (Je suis sûr cependant, qu’une fois la dextérité nécessaire acquise, Montaigne tiendrait un blog.)

Tout ce qui nous éloigne de la langue de communication, du français des canards ou des conversations de rue, dans une œuvre littéraire, m’est cher. J’ai beaucoup arpenté, la semaine dernière, les terres impeccablement cultivées du Pour un Malherbe de Ponge, et ce n’est pas lui qui va me convaincre du contraire.

Elisa, de Jacques Chauviré

Qu’ai-je lu récemment ?

Je devrais plutôt commencer par décrire objectivement ma table de chevet (mais je suis à l’université), puis expliquer que j’ai toujours une demi-douzaine de lectures en train simultanément (voilà c’est fait).

Hier soir, j’ai lu Elisa, très bref récit de Jacques Chauviré, que j’ai moyennement aimé dans son ensemble ; mais il est indéniable que le dernier chapitre donne une force particulière à cette histoire, poignante et jamais sirupeuse, qui livre en douce pâture la passion d’un petit garçon de cinq ans, dans l’entre-deux-guerres, pour la jeune domestique de dix-huit ans que sa mère et sa grand-mère avaient employée, quelque temps, avant qu’elle ne finisse par se marier.

J’ai noté quelques belles phrases, que je rapporterai sur ce site une fois chez moi (mais vous pouvez d’ores et déjà en lire un fort bel extrait). Le livre m’avait été offert, fin avril, par un ami, libraire à La Rochelle. Comme il m’a aussi apporté, à l’occasion de sa venue avec H***, sa compagne et l’amie de C. depuis leurs années bordelaises, deux autres livres, et comme je n’en avais encore ouvert aucun, un scrupule m’a saisi et j’ai commencé à lire Elisa en surveillant A. au bain.

Assurément, J*** et moi n’avons pas tellement les mêmes goûts littéraires. Il m’avait dit, d’un ton doux et enthousiaste, que ce bref récit était une pure merveille. Je suis loin de partager son avis. C’est un petit récit, in more than one sense. Ce qui me gene aux entournures, c’est qu’il me semble facile, ou sans risque particulier, d’écrire des textes de ce genre, avec un art de l’épure, une retenue particulière, des phrases le plus souvent fort courtes. Ce genre, la notation elliptique, n’est généralement (et à de notables exceptions) elliptique de rien : peu est dit, car il y a, de fait, peu à dire. Dans tous les cas, je préfère les écrivains qui prennent le risque du baroquisme, du ressassement, de l’outrance, de la phrase éclatée ou étendue, élargie. C’est peut-être une manière de me rallier à ce propos que m’a tenu, il y a longtemps, mon père : on ne peut écrire, en fin de compte, comme si le 20ème siècle n’avait pas existé. D’un point de vue stylistique, Chauviré est un bon petit écrivain de la fin du dix-neuvième siècle, dans une version, comment dire, ramassée ou accourcie.

Lecteurs lassés de mes exigences, vous pouvez lire ici, ou ailleurs encore, des points de vue plus positifs sur ce texte, dont au demeurant j’admire beaucoup la force et la tendresse.