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jeudi, 20 octobre 2005

Peter Bowler, lexicographomane

Depuis six mois, je fais mes délices infinies de la lecture des trois volumes du dictionnaire de Peter Bowler, dont le prmeier tome s'intitule The Superior Person's Book of Words, et les suivants de même manière, avec adjonction des adjectifs second et third avant l'adjectif superior. Jamais un auteur ne m'a fait autant rire, et avec quel savant dosage!

Je me suis donc mis en quête de quelques pages Web où il serait question de ces ouvrages. J'ai découvert, à cette occasion, qu'un site universitaire en donnait de très larges extraits, au mépris (je pense) des droits d'auteur.

L'excellent site World Wide Words de Michael Quinion, ressource presque inépuisable, propose une recension du troisième tome.

L'un des éditeurs, Bloomsbury, présente le premier tome avec deux sample entries.

Peter Bowler est australien, ce qui se ressent, de manière fort plaisante d'ailleurs, dans le premier tome, et moins dans les deux autres. L'expression "Superior Person", qui sert de fil conducteur et qui repose sur l'idée que l'emploi de mots rares ou inconnus des interlocuteurs met le locuteur en position de force, est une reprise très ironique de certaines formulations victoriennes. Ainsi, dans un roman peu connu, My Flirtations, de Ella Heptworth Dixon (1893), cette expression se retrouve, dans un extrait très savoureux:

Of course there were lots of people, even when he was at Cambridge, who knew nothing of the Deodoriser. But it always hung, like a modern sword of Damocles, over poor Gilbert's head. It made him diffident where he should have been at ease; it made him malicious when it would have been to his social advantage to appear kindly. But even at Cambridge he had given unmistakable signs of being a Superior Person. He could repeat, to a nicety, the shibboleth of Superior People. He knew when to let fall a damaging phrase about the poetical fame of Mr. Lewis Morris, and when to insinuate a paradox about the great and only Stendhal. In art, he generally spoke of Velasquez and Degas; in music, only the tetralogies at Bayreuth were worth discussion.

On peut aussi songer au poème de Francis Bret Harte, Lines to a Portrait, by a Superior Person. C'est aussi le titre de la biographie que Kenneth Rose consacre à George Curzon, qui fut, au tournant du siècle, vice-roi d'Inde. (Le sous-titre de la biographie est très éclairant: "A Portrait of Curzon and His Circle in Late Victorian England".)

Il ne fait aucun doute que Bowler, lexicographe-humoriste australien publié principalement aux Etats-Unis, a choisi cette expression en connaissance de cause: sa trilogie émane d'une conception intentionnellement et hyperboliquement réactionnaire de la langue. Il est souvent, dans son désir de ne pas être politiquement correct, d'une mauvaise foi tout à fait hilarante.

lundi, 17 octobre 2005

Vieilles lunes

Dimanche, 14 h 30

J’écris ces notes dans la chambre aux corbeaux, où se trouve le vieil ordinateur portable, que je n’utilise plus guère et dont les touches me paraissent à la fois grandes et dures par contraste avec le nouveau – que je n’ai pourtant que depuis quelque six semaines –, et où se trouvent aussi plusieurs livres que je lus fin août début septembre et dont j’aurais aimé écrire des recensions. Il y a là, notamment, Napoléon VII de Javier Toméo, que j’avais bien aimé, sans plus, et que, pour lui rendre pleinement justice, il faudrait que je relise. Il va de soi que je n’en ai pas le temps, et l’envie guère plus. Je pourrais me contenter d’en extraire quelques fragments à publier au compte-gouttes dans ce carnet de toile.

Il y a aussi Magnus de Sylvie Germain, qui recèle de vrais bonheurs d’écriture mais donne, au bilan, l’impression d’une histoire mal ficelée, a heavy plot and a contrived story. J’étais vraiment déçu, en étant resté aux réussites (sur le fil du rasoir) que sont L’Enfant-méduse ou La Pleurante des rues de Prague. S’il est question de s’en tenir, pour la partie littéraire de ce blog, à l’essentiel, passons, en effet.

 

Il y a, posé près de ce vieux portable, Pour en finir avec les chiffres ronds, mais, là encore, il faudrait que je reprenne par le menu mes lectures de tous les ouvrages de Vila-Matas pour ne donner ne serait-ce qu’une vague idée des raisons de mon admiration sans bornes pour cet écrivain. Suffira-t-il de dire qu’à cet ouvrage lu fin août mes lecteurs doivent les Célébrations improbables, ou vaudrait-il mieux que mes petites biffures ne salissent pas de leur bourbe les textes géniaux du grand Catalan ? (Il résistera bien tout seul, allez.)

 

Il y a Longlive! de Menan du Plessis, lu plus tôt dans l’été, et dont le souvenir déjà fortement s’estompe. Il y a Dans le dos noir du temps de Javier Marias, lecture d’août. Il y a enfin quelques notes jetées tout à trac à partir de quelques vers de Dante. Mais enfin, je ne peux ainsi m’improviser commentateur du Dante. Tout de même, le sens du ridicule se niche bien quelque part en moi, et pointe parfois le bout de son museau, et sa truffe, l’extase de sa toison frisée. Rangeons donc ces livres sur les étagères qui n’en peuvent mais (et plus accueillir un seul), jetons les notes dans le carton destiné au recyclage, et avançons…

dimanche, 16 octobre 2005

Langue, déguisement et pensée (suite)

Au cours de l’écriture du chapitre “Chansons”, Leiris relit le paragraphe qu’il vient d’écrire et enchaîne ainsi :

« Ce passage […] est non exempt de ces trucs grâce auxquels les incertitudes de la pensée sont masquées par le clinquant des mots et ce qui tend à n’être qu’évidence verbale substitué à l’évidence des idées » (Biffures, 1948, Gallimard, « L’imaginaire », p. 19, italiques ajoutés)

Fous de librairie, V : le Robert culturel

Vendredi, nous avons encore laissé la bagatelle de 280 euros à la librairie, dont, toutefois, le Robert culturel en quatre volumes. C. et moi sommes sceptiques face au battage médiatique qui est fait autour de cet « événement éditorial », comme on dit quand on n’aime pas la langue française, et surtout face à la mise en avant de l’auteur principal, le certes très passionnant mais très médiatique Alain Rey. Le libraire, lui, n’est pas sceptique ; il est à la fois admiratif de et atterré par ce marketing qui vise, selon ses propres termes, « les gens qui n’auraient jamais l’idée d’acheter ce livre et ne l’ouvriront jamais ».

Toutefois, c’est un ouvrage remarquable, qui n’a pas vraiment d’équivalent. Ni les dictionnaires de la langue française en cinq ou six volumes que je connais (Larousse et Robert, justement), ni le Robert historique ne proposent les mêmes synthèses. Par ailleurs, le dictionnaire renouvelle considérablement l’appareil des citations. La notice sur l’humour (dont j’ai fait mes délices, UE libre oblige) est bien meilleure que celle de l’Universalis.

Voulant vérifier l’entrée SCIE (car je n’ai jamais rencontré ce terme au sens de rengaine ou, mieux, de cliché linguistique (ce qui est un signe de faible culture de ma part et non d’une quelconque folle idiosyncrasie de la part de l’écrivain en question), que dans l’œuvre de Renaud Camus), j’ai trouvé cette superbe citation extraite du Voyage en Italie de Théophile Gautier :

Nous continuions à être insupportables avec notre refrain :

A Saint-Blaise, à la Zuecca,

qui commençait à devenir ce qu’on appelle une scie en argot d’atelier ; scie à dents aiguës, quoique sans malice de notre part.

Il s’agit de la première occurrence écrite attestée de ce mot dans ce sens. Aussi doit-on trouver cette citation dans d’autres dictionnaires, et l’exemple n’est-il peut-être pas très bien choisi. Mais ce qui a stimulé ma rêverie littéraire, c’est que le refrain en question, tirée d’une chanson tardive de Musset, doit être le seul vers de ce poète que cite le Dictionnaire abrégé du surréalisme d’Eluard et Breton, et qui fut le premier ouvrage dans lequel je le découvris.

Toute la première partie de la séance du séminaire de M2 sur Allah n’est pas obligé a été, vendredi dernier, consacrée à ce questionnement sur le rôle du dictionnaire dans la création littéraire. Il faudra que je fasse sur le point sur tout ce qui a été dit (car c’était, de ma part, pure improvisation) dans mon carnet Cours 2005… mais cela pour dire que le rôle que joue « le Dictionnaire » dans mon rapport à la vie et à la littérature est un sujet de préoccupation de plus en plus tarabustant.

Bon, j’ai dérivé, ripé, dérapé… et je parlerai plus tard du Robert culturel. Je voulais seulement donner quelques exemples des nouveautés flamboyantes qu’apporte ce dictionnaire, mais, comme toujours, je ne pourrai clore, faute de temps ou d’envie, cette note que sur une remarque plus négative, car figurez-vous qu’ils n’ont pas trouvé moyen de dégotter la moindre référence littéraire pour TONSURE ou TONSURER. Moi qui n’aurai bientôt plus un poil sur le caillou, j’y vois une discrimination scandaleuse!

mercredi, 12 octobre 2005

Beaux vers… : de deux décasyllabes de Dominique Fourcade, et de l’obsession métrique

Jeudi dernier, André Markowicz parlait, dans sa conférence inaugurale à deux voix, de métrique (sa compagne, Françoise Morvan, disait qu’il est difficile de vivre avec un obsédé de la métrique, ce que je sais fort bien car je dois moi-même vivre avec un obsédé de la métrique, qui porte mon nom), et a notamment livré un développement point trop original sur le malentendu qui consiste, pour de nombreux traducteurs, à transposer les pentamètres iambiques en alexandrins, alors que, selon lui, ce vers est le décasyllabe que l’on retrouve dans la poésie de Dante, ou l’endécasyllabe du siècle d’or espagnol, etc. Il a fait remarquer que le vrai décasyllabe classique avait pour structure classique l’hémistiche après la quatrième syllabe (4-6) et non au milieu, sur quoi j’ai glissé à l’oreille de ma voisine « il n’aime pas le tarantatara » (c’est le nom péjoratif donné aux décasyllabes de forme 5-5).

Moins puriste que Markowicz, dois-je l’avouer, il m’arrive de trouver fort beaux des décasyllabes de structure symétrique 5-5. Ainsi, dans Le Sujet monotype de Dominique Fourcade, que j’ai lu le mois dernier, il y a, dans le poème intitulé “Un string, et la sorbetière”, un très beau décasyllabe de ce type :

intense besoin d’ombre sur le Net (p. 141)

Ce vers me semble beau en raison de sa structure métrique, mais aussi en raison du redoublement de la dentale [t] entre le début (intense) et la fin du vers (net) en passant par le [d] qui ouvre le second hémistiche, du jeu sur le sens français du mot net, adjectif qui perce sous le néologisme de dérivation anglaise (le net s’oppose à l’ombre, et l’“insecte net” de Valéry se glisse, du coup, sous l’“intense besoin”), enfin en raison du sens même du vers, évidemment, qui ne peut que réjouir et inquiéter d’un même mouvement l’auteur frénétique ou forcené de ce carnet de toile.

Qu’est-ce qu’un beau vers ? ne cessé-je de me demander. L’analyse que je viens de proposer de ce beau taratantara donne pour réponse : un beau vers est beau par le chatoiement des sons, la complexité des sens, l’allusion à d’autres vers, d’autres mots, et enfin par l’appel à un lecteur censé s’approprier le vers.

Un autre taratantara ouvre la section intitulée “Gingivite” :

d’énormes flocons saisissent l’espace

 

Celui-là me rappelle, par la métrique et la forme même de la description métaphorique, le vers de Saint-Pol Roux

                        Les coups de ciseaux gravissent l’air

dans lequel il décrit le vol vertical des alouettes, qu’elles accompagnent de leur chant bref et métallique.

Plus bas, à la même page (Le Sujet monotype, P.O.L., 1997, p. 123), on trouve le vers suivant :

je ne peux relier ces flocons à aucune saison

qui pose, justement, de redoutables difficultés métriques, et donc de diction. En effet, s’il y a synérèse au verbe relier, ce vers compte 14 syllabes avec une structure de type 8-6. (Le vers de quatorze syllabes, très couru par les poètes de la seconde moitié du XXème siècle, en particulier Philippe Jaccottet ou Jacques Réda, implique souvent le retour à des unités plus classiques : 10-4, 12-2, 6-8 – ou, sur le mode impair mais plus rarement, me semble-t-il : 7-7, 9-5). Mais si l’on choisit de prononcer relier en trois syllabes, la tentation est grande de distinguer tout d’abord un hexamètre (je ne peux relier) puis l’objet (ces flocons), et enfin l’objet indirect (à aucune saison), ce qui donne une structure ternaire et symétrique 6-3-6, très séduisante également, et plus conforme peut-être à la structure grammaticale de la langue française.

La sous-littérature ? Une non-réponse.

Irène m’a demandé, sur ce blog, se jetant à l’eau, ce qu’était la sous-littérature. Elle relevait ainsi une formule pas très heureuse que j’avais employée dans mes réponses à l’un des questionnaires de Livy. J’ai beaucoup tourné, dans ma caboche, cette formule et ce que je pourrais répondre pour défendre un point de vue, qui est, d’une certaine manière, indéfendable, car il est déjà si difficile de définir la littérature que la sous-littérature semble vouloir échapper toute tentative de rationalisation objective.

Ce qui m’attriste le plus, c’est qu’Irène a enfin pris, timidement, la parole, que cela m’a fait grand plaisir, et que justement c’est à son commentaire que je peine à répondre. Bref, les lecteurs de ce carnétoile auront compris que j’ai des goûts littéraires, sinon exigeants, du moins très particuliers, ou très prononcés. Par exemple, et ce n’est pas un secret, je n’aime pas la littérature que l’on nomme « de genre » (roman policier, science-fiction, etc.). Mais ce n’est pas cela que je nomme sous-littérature.

Ce que j’ai voulu dire, c’est qu’il y a des livres, des auteurs, etc., qui ne créent rien de nouveau, qui se contentent de répéter les mêmes vieilles recettes, sans s’interroger ni sur la langue employée, ni sur la tradition dans laquelle ils s’inscrivent (ou dont ils se démarquent). C’est surtout cet aspect-là : il y a les créateurs et les épigones. Cela n’équivaut pas, stricto sensu, à mes goûts, d’ailleurs. Ainsi, je peux ne pas aimer une œuvre qui émane d’un vrai créateur et qui relève, à l’aune de ma définition, de la littérature, alors que je pourrais prendre du plaisir et lire jusqu’au bout un texte qui n’invente rien de fondamental. C’est aussi qu’il y a toute une variété de degrés, d’échelons, il n’y a évidemment pas la littérature et la sous-littérature, mais tout un entrelacs, une longue théorie d’œuvres qui peuvent, suivant le contexte, l’habileté de l’écrivain, l’intérêt du lecteur pour le sujet du livre, se situer plutôt de l’un ou de l’autre côté.

Si je cherche d’autres formules, d’autres manières d’exprimer mon point de vue, je pourrais faire remarquer que je suis à l’opposé extrême des lecteurs qui disent lire pour se divertir, ne plus réfléchir, pour s’oublier ou oublier le monde. Voilà aussi peut-être ce qui me pousse à dire que je ne veux pas perdre mon temps à lire de la sous-littérature : si je me rends compte que le livre que je lis ne m’apporte rien, ne change pas ma vision du monde, ne me fait réfléchir ni à l’art ni à la langue, alors oui, je serai tenté, sottement sans doute, de classer ce livre dans la sous-littérature…

samedi, 08 octobre 2005

Yoko Tawada : Train de nuit avec suspects

[Je reprends cette note, laissée en plan depuis le 25 septembre, une quinzaine bientôt !]

 

Cet ouvrage en treize parties (tout comme L’œil nu, paru simultanément aux éditions Verdier) est une suite de voyages vers des destinations toujours différentes et cosmopolites. Sous la plume de Yoko Tawada, écrivaine japonaise de langue également allemande (j’avais lu, au printemps dernier, ses deux textes écrits en allemand et également parus chez Verdier, Opium pour Ovide et Narrateurs sans âme), tout voyage en train de nuit devient une expérience saisissante, insolite, un feu du regard, la farandole des corps incertains.

 

La protagoniste anonyme est désignée, sauf dans la treizième destination (mais en dire plus serait dévoiler l’un des plaisirs de la découverte), par un « vous » qui n’est pas sans rappeler le fameux précédent de La Modification de Butor. Elle est danseuse, ou peut-être, dans certains de ces récits brefs, chorégraphe, toujours en partance, ou se fardant elle-même. Yoko Tawada n’a jamais été aussi passionnée par les ironies du regard, ces instants où l’œil chavire, où la vue dérive, nous joue des tours ; sans être hallucinatoire, la prose traque les moindres trivialités couramment admises pour en exposer l’étrangeté affolante. Ce qu’il m’a semblé, c’est que ce livre, plus encore que les deux autres, était comme touché par la grâce, sans la pesanteur de certaines des nouvelles de Narrateurs sans âme et sans le caractère parfois programmatique de Opium pour Ovide, ce remarquable texte lié et protéiforme. Est-ce l’écriture en japonais, qui implique d’autres références littéraires et esthétiques, une tournure peut-être plus atemporelle ? Pour moi qui suis condamné à lire au moins le japonais en traduction, cela reste une question sans réponse possible.

 

Ce qui continue de frapper dans son écriture, c’est l’attention portée aux visages, aux yeux, et en particulier à ce que les visages humains peuvent avoir d’étrange, d’inusité, de terrifiant même. Ainsi, dans “Voiture 3 : Destination Zagreb” :

Deux hommes de petite taille en veste marron fatiguée vous ont adressé la parole dans un anglais sommaire. L’un d’eux avait le pourtour des yeux enflé et rouge, couvert d’un mince glacis de larmes. Des yeux d’ogre : cette image vous a traversé l’esprit. Mais c’était l’autre qui vous parlait. (Train de nuit avec suspects, p. 33)

 

Cette hallucination fait penser aux contes de Jean Paul, peut-être, à Nerval, à ses épigones surréalistes (le Leiris d’Aurora) mais aussi, sans doute possible, dans la minutie de la description, aux Notes de chevet de Sei Shonagôn et à cette scène géniale de Rêves, le film de Kurosawa, où l’enfant assiste à la noce des renards.

Plus loin, dans “Voiture 5 : destination Pékin”, se retrouve l’image de l’ogre :

Le doute par ribambelles enfante des ogres. Soudain, les beaux sourcils du jeune homme vous ont paru suspects. Ils étaient touffus comme des chenilles. Ils brillaient, peut-être parce qu’ils les enduisaient de salive. (Train de nuit avec suspects, p. 54)

 

Comme j’ai fait une allusion au cinéma, et comme L’œil nu, le roman de Yoko Tawada publié simultanément et traduit de l’allemand, prend fait et ancrage dans les films de Catherine Deneuve, avec une référence, en ouverture, à Répulsion de Polanski, dirai-je que ces sourcils touffus comme des chenilles évoquent aussi les films d’angoisse de Polanski, le ballon qui progressivement devient la deuxième tête du locataire, détachée du corps et rebondissant dans les airs ?

 

J’aimerais savoir, également, quels sont les divers sens du mot japonais traduit ici par « ribambelles ». J’ai voulu, jadis (oh oui, jadis), écrire une série de douze romans dont le neuvième devait s’intituler Ribambelles. La proximité du verbe enfanter, le contexte plus général de la référence aux contes effrayants que l’on raconte aux enfants, tout cela est bien beau… quoi, faudrait-il aussi apprendre le japonais ? (Je demanderai au traducteur des textes allemands de Yoko Tawada, également co-traducteur de celui-ci, et qui se trouve être un collègue de Tours…!)

 

Il y a, dans Train de nuit avec suspects, de belles trouvailles cinématographiques, comme l’analogie entre le cadre de la vitre minuscule du Transsibérien et celui des timbres qu’un passager montre à la protagoniste (p. 73). Il existe aussi, comme toujours dans l’œuvre de Yoko Tawada, une forme très ambiguë de malédiction liée aux visages (les GesICHter, visa-je-s de Narrateurs sans âme), ainsi qu’on le voit dans la rencontre avec l’actrice nommée Mimi :

Toutes sortes de souffrances, courant à travers les nerfs fins, sillonnaient son visage, le convulsaient légèrement, puis s’en écoulaient. Vous étiez persuadée que ce visage résultait de son métier de comédienne. Ophélie, Electre, Nora ou Irina étaient passées sur ce visage, elles y avaient laissé leurs traces une fois la dernière représentation passée. La pauvre ! N’existait-il pas un rite pour les chasser, ces visages superposés ? (“Voiture 9 : Destination Bâle”. Train de nuit avec suspects, p. 93)

 

L’une des lignes de force, ou de fuite, d’ailleurs, de ce roman pérégrinant, lancinant et d’une belle constance dans l’écriture, est l’assimilation du récit à ce vous, la danseuse et chorégraphe, ce vous mis à distance mais qui finit par se fondre dans un dialogue aigre-doux (“Voiture 13 : Destination nulle part”).

 

Yoko Tawada. Train de nuit avec suspects.

Traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Bernard Banoun. Lagrasse : Verdier, 2005.

A primeira bala

Samedi, dix heures

Le premier texte que je découvre de l’écrivain brésilien Harry Laus est aussi son premier publié en France, La première balle, une nouvelle brûlante, nourrie d’un superbe revirement. C’est un texte de dix pages, pas plus, précédé d’une préface de Laus lui-même suivi du texte original portugais, puis d’un entretien avec Bernard Bretonnière. L’opuscule est une co-édition des éditions Arcane 17 et de la Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire (dont le sigle M.E.E.T. doit avoir une signification acronymique délibérée).

 

J’ai lu ce bref récit chemin faisant, en marchant sous un beau soleil retrouvé, dans la douceur de cet automne qui se refuse à commencer vraiment, en allant chercher A. à l’école. Je connais le trajet par cœur, et j’aime généralement profiter de chaque instant, des moindres bribes, des plus infimes variations dans le spectacle, des plus menues nouveautés apportées au décor. Mais là, j’avais envie de lire. De lire La première balle de Harry Laus.

 

Il vaut mieux ne pas résumer une si brève nouvelle, et il reste donc peu à en dire, si ce n’est qu’elle fut lue chemin faisant, par un fou trop patient, inattentif (pour une fois) aux chats, aux traces d’avion dans le ciel, aux marrons écrasés sur le trottoir, aux visages croisés, aux bordées des véhicules.

 

Il me reste donc, seul recours en ces cas délicats, à recopier une phrase que j’ai particulièrement aimée, en français et en portugais :

Em vez disso, dei-lhe as costas porque a lembança de Maíra encheume de súbita tristeza e aquele rapaz não tinha o direito de partilhá-la.

Au lieu de cela, je lui tournai le dos parce que ce souvenir m’emplit d’une subite tristesse et que le garçon n’avait pas le droit de la partager.

 

P.S.: J'ai omis de préciser que la traductrice de ce texte de Harry Laus s'appelle Claire Cayron (et que la nouvelle a été écrite au Cay-Rou...!)

vendredi, 07 octobre 2005

Visionnaires

Vendredi, 15 h 20.

Hier soir, après la conférence jumelle d’André Markowicz et Françoise Morvan, j’ai eu une brève discussion avec un collègue maintenant retraité, qui m’a dit être en train de traduire la pièce de Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires, que je jouai en mes normaliennes années. Je jouais le rôle de Phalante, et il paraît bien sûr, au vu de l’intérêt assez limité de ce texte, complètement dément de le traduire. C’est un pari, ou un défi, une gageure, comme vous voudrez. Je ne dirai rien ici de la mise en scène de mes camarades d’alors, pour ne pas leur faire de peine s’ils tombaient sur ces lignes (au reste, ils savent ce que j’en pense, mais à quoi bon fouailler en d’anciennes plaies (je le fais toutefois, par cette phrase pleine de paradoxes)?), mais le collègue m’assure avoir vu, à Tours, il y a quatre ou cinq ans, une mise en scène remarquable. Comme je lui ai dit*: eh bien, ce n’était pas la nôtre!

Nous nous sommes quittés en notant, non sans facétie, que la folie furieuse qui habite ces visionnaires-là redonne un sens nouveau à l’expression parfois employée méliorativement à propos d’hommes politiques : «c’est un visionnaire».

* Un doute m’étreint, comme on dit à la SNCF: faut-il dire comme je lui ai dit ou comme je le lui ai dit, qui était ma première intuition?

André Markowicz, traducteur en résidence

Vendredi, 15 h 30.

Hier soir, dans l’amphithéâtre Thélème, avait lieu la première intervention d’André Markowicz, qui est invité toute l’année à l’Université François-Rabelais comme artiste en résidence. C’est la première fois, apparemment, toutes collectivités ou initiatives privées confondues, qu’un traducteur est choisi pour une résidence d’artiste.

Je connais le travail d’André Markowicz depuis belle lurette, depuis 1993 exactement, date à laquelle je lus L’Idiot dans sa traduction, ce qui fut, pour moi, un coup de tonnerre. (Il a parlé des “grands chocs” de sa vie, et, dans mon itinéraire littéraire, cette découverte a certainement été l’un des “grands chocs”.) Je ne connais pas son travail sur Shakespeare, mais je suis appelé à participer, dès jeudi prochain, à l’atelier de traduction qu’il va animer à destination d’un groupe d’étudiants non nécessairement anglicistes. Je ne serai là, d’ailleurs, ni pour encadrer, ni pour aider à la traduction, car l’atelier s’adresse aux étudiants. Je ne sais pas trop encore comment Markowicz va m’employer, nous verrons ; en tout cas, j’ai bien décidé d’être as unobtrusive as possible, dans mon petit trou de souris, disponible voilà tout. Cet atelier va consister en une traduction des Merry Wives of Windsor. (Je ne sais pourquoi, il a eu beau employer, au cours de la conférence, le titre français habituel des Joyeuses commères, j’ai comme une intuition qu’il va proposer un autre titre…)

Bref… hier, c’était l’ouverture de cette résidence, en amphithéâtre Thélème, à 18 h 30, en présence de deux cent cinquante personnes environ, dont pas mal d’étudiants, finalement, en dépit de l’heure tardive et du sujet, propre à rebuter beaucoup, même parmi les littéraires.

Françoise Morvan, sa compagne, et lui ont donné une sorte de dialogue à moitié théâtralisé mais sans histrionisme, derrière la minuscule table placée au centre de la grande scène. C’est peu dire qu’il a captivé son auditoire. J’avais beau connaître un certain nombre de ses théories (sur l’invention propre au travail de traduction, sur les motifs, etc.), et une partie non négligeable de son parcours (Pouchkine, la poésie russe, Tchekhov, Dostoïevski, Shakespeare), j’étais moi-même sous le charme.

Une étudiante avec qui j’en parlais ce matin m’a dit qu’elle avait été très touchée par la manière dont ils avaient construit leur intervention de manière à faire entrer le public dans leur dialogue, à dédramatiser ou dépiédestaliser (my words) le phénomène conférence.

Il y a eu quelques questions, sur la fin ; je leur ai demandé s’ils ne pensaient pas que, comme dans le cas de Dostoïevski, s’imposerait pas un semblable travail de dépoussiérage de l’œuvre de Dickens (victime, depuis un siècle et demi, d’un total malentendu “naturaliste” en France), et également si la « traduction sur le motif » a meilleure presse, finalement, dans le cas d’œuvres contemporaines comme celle de Lobo Antunes (ma lecture actuelle de Bonsoir les choses d’ici-bas a dû un peu influencer le cours de mes divagations mentales).

J’aurai l’occasion de reparler de cette résidence, d’André Markowicz, j’avais songé à constituer un répertoire de quelques liens vers des sites à son sujet, mais, comme dirait, mutatis mutandis, Birahima, le narrateur d’Allah n’est pas obligé, là je n’en ai pas envie, j’en ai marre, et j’arrête d’écrire pour aujourd’hui. Mon thé m’attend, je vais aller chercher mon fils à l’école, a faforo!

Fous de librairie, I

Vendredi, 15 h 50

Hier matin, entre l’instant où je commandai, sur l’un des postes informatiques prévus à cet effet dans le magasin de photos spécialisé dans les tirages numériques de la rue des Halles (waooow, Flau-bert…!*), des tirages à partir de ma clé USB, et le moment où je pouvais récupérer les dits tirages, je suis allé faire un tour (onéreux) à l’excellentissime libraire de la place du Grand Marché, Le Livre. Je me suis retrouvé à discuter avec les deux libraires, pourtant occupés, et, brandissant sans m’en apercevoir le dernier livre de Savitzkaya que j’étais venu y chercher (il s’intitule Fou trop poli), je les écoutai me raconter deux histoires de clients fous. Elles (les histoires) suivent. (Et, pour l’anecdote, j’ai lu hier soir, quoique fourbu, le Savitzkaya.)

 

 

* Doit se retrourner** dans sa tombe : that’s the gist of the parenthesis.

 

** Chouette lapsus de clavier : retrourner… Jarry eût adoré!

 

jeudi, 06 octobre 2005

Pierres blanches

Je ne sais à quand remonte ni à qui je dois cet honneur, mais je découvre ce jour, au début du cinquième mois d'écriture de ce carnétoile, qu'il (le carnet de toile) est répertorié dans l'annuaire de sites non automatisé DMOZ. Par ailleurs, le site de la SLRC a commencé à publier en ligne, depuis trois jours, les entrées quotidiennes du Journal romain de Renaud Camus, précisément vingt ans après leur écriture. Vous trouverez ici l'entrée du 6 octobre 1985. L'entrée du 3, elle, est passionnante dans sa théorisation de l'écriture intime.

mercredi, 05 octobre 2005

Saint Esprit

Je me rends compte que je n'ai jamais donné suite à la note dans laquelle j'"assassinais" (in metaphorical terms) un exégète malheureux (ou: mal inspiré, mal informé, bien hâtif) du roman de Coetzee, Elizabeth Costello. Il se trouve que le rédacteur en chef de l'excellente revue Esprit m'avait répondu, que sa réponse remonte au 5 septembre... et que la voici:

Cher lecteur,

En effet, la méprise est impressionnante! Désolés d'être tombés si bas ! Faut-il esquisser une défense ?

Votre mot est plein de compréhension malgré votre légitime consternation. Il faut avouer que l'auteur est plutôt connaisseur de littérature allemande... personne n'est parfait ni, surtout, "spécialiste" au sens universitaire du terme.

Cela dit, on peut y voir un hommage involontaire à la puissance créatrice du romancier qui fait croire entièrement à sa fiction et qui sème l'indistinction aux marges du réel et du fictif. Un dernier mot en faveur de l'auteur, qui ne prétend pas d'ailleurs connaître parfaitement Coetzee ni la littérature anglophone, son centre d'intérêt est ailleurs : dans la réflexion sur le mal, qui n'est pas centralement remise en cause, me semble-t-il, par cette erreur.

Je n'essaie pas de nous justifier d'avantage, d'autant plus qu'une simple vérification de notre part aurait permis de nous rendre compte de la méprise, et vous prie de transmettre nos excuses à M. Paul West (le vrai !) à l'occasion.

Merci de votre fidélité,

Marc-Olivier Padis

Rédacteur en chef

Revue Esprit

 

J'avais répondu, immédiatement, à M. Padis, en lui certifiant que je maintenais ma confiance à sa revue, que c'était surtout l'auteur de l'article qui était à blâmer, que je ne connaissais pas Paul West... et que je publierais sa réponse. Mieux vaut tard que jamais, dit l'adage.

L'auteur

L'auteur des textes de ce carnet de toile, unless otherwise specified, c'est moi... Assurément, cela me ferait plaisir d'avoir, de temps à autre, des remarques positives de la part des nombreux artistes que j'encense, et pas seulement des fort rares que je fustige. Si vous connaissez, chère Carole, Julien Duthu et Rémi Panossian, dites-leur en effet que je suis très admiratif de leur oeuvre, de ce disque de duo absolument splendide.

Pour ce qui est de la réaction de Yann Kerninon, je ne pense pas que l'on puisse me taxer de malhonnêteté, puisque j'ai justement critiqué le prière d'insérer en précisant que je n'avais pas lu le livre. Il s'agit donc d'une réaction à la présentation d'un livre. De même, si je vois annoncer un film "comique" avec Christian Clavier et Michaël Youn, je me doute, connaissant mes goûts, que je trouverais cela lamentable, et je ne cherche pas à voir le film. Cela s'appelle un pré-jugé, et même si les préjugés ont mauvaise presse et si une démarche intellectuelle profonde doit chercher à interroger les préconceptions, il existe aussi, bien souvent, une vérité des préjugés. En l'occurrence, mon pré-jugé se fonde sur une connaissance préalable du jeu des acteurs cités ci-dessus, ou, dans le cas de la présentation de l'ouvrage de M. Kerninon, sur une connaissance assez bonne de la critique littéraire et philosophique contemporaine, notamment américaine, pour laquelle les noms de Nietzsche, Deleuze, Heidegger ou Stirner ont valeur de tic d'écriture qui dispense souvent les universitaires de réfléchir. Cela étant posé, votre livre, M. Kerninon, échappe peut-être à ces travers, auquel cas j'aurai eu tort, et déjugerai mon pré-jugé.

jeudi, 29 septembre 2005

On me cache tout...

Comment??? Coetzee a publié un nouveau roman, et on ne me disait rien?

The Return (Gabrielle?)

Le film de Patrice Chéreau, qui sort ces jours-ci sur les écrans, comme on dit, et que je n'ai pas vu (pour l'instant?) est inspiré d'une nouvelle de Josep Conrad, The Return.

Corne de taureau, suite (enfin!)

J’ai oublié de reparler de L’Âge d’homme, de Michel Leiris, que, intrigué par une remarque de Simon, j’ai emprunté il y a deux semaines à la médiathèque de La Riche. J’ai manqué de temps pour relire ce remarquable texte. En revanche, j’ai pu vérifier que la phrase citée est en partie inexacte, peut-être à cause de la présentation de l’extrait proposé à la sagacité des charmants lycéens de Sainte Ursule. La phrase exacte est « Donc, je rêvais corne de taureau. » et se trouve au tout début de la troisième section de l’avant-propos écrit par Leiris en 1946, soit sept ans après la parution de L’Âge d’homme properly speaking, avant-propos archi-célèbre en effet, connu sous son titre « De la littérature considérée comme une tauromachie », et dans lequel Leiris revient sur certaines circonstances de l’écriture et précise certaines des références à l’art du matador qui émaillent le texte de son autobiographie.

 

Présenter ce texte, qui aborde certains points essentiels de l’écriture autobiographique (et qui a certainement pu taper dans l’œil (in familiar parlance) d’un collègue affairé à renouveler ou composer sa “séquence” sur le biographique, en première), présenter ce texte sans les deux pages qui précèdent revient à lui enlever presque tout son sens, ce que le Donc d’amorce signale assez, d’ailleurs. Toutefois, si cet incipit est suffisamment contextualisé, la suite du passage, qui illustre la volonté de Leiris d’être, comme « le matador qui tire du danger couru occasion d’être plus brillant que jamais » (Folio, p. 12), est très riche, passionnante, l’un des textes les moins complaisants qui soient sur l’acte d’écriture, la confession, l’introspection (à la base de laquelle toujours « il y a goût de se contempler », p. 13).

 

Quand Leiris écrit « Donc, je rêvais corne de taureau. », ce qu’il dit, d’un certain point de vue, c’est que son idéal d’écriture, étroitement lié à l’expérience onirique (rêver n’est pas nécessairement une métaphore), consistait, à ce moment d’imparfait, à vouloir affronter sa propre confession, sa propre vie, se coltiner cet autre en lui, comme le matador affronte le taureau.

 

Il a été beaucoup question, récemment, de la littérature qui serait question de vie ou de mort. Je ne saurais mieux souscrire à cette affirmation. Ainsi, se contenter de lire quelques phraseurs à la mode (le superficiel Houellebecq par exemple), sans jamais plonger au cœur de ce qu’a été l’écriture pour des maîtres anciens, c’est se satisfaire d’un rapport strictement ludique ou soi-mêmiste (comme dirait l’autre) à la littérature. Non étudier pour décortiquer, comme les mauvais professeurs, ni pour expliquer, ni seulement pour se divertir. Seul l’excellent, seul l’éternel. Cela, c’est la littérature goûtée à la profondeur des papilles, estomaquée, déroutante, qui fait perdre le sommeil.

 

*********

 

En écoute : Costanza tu m’insegni, e vuoi ch’io speri (air d’Astolfo dans l’Acte I de l’Orlando furioso de Vivaldi). Lorenzo Regazzo, Chœur ‘Les Eléments’ & Ensemble Matheus, Naïve 2004.

 

dimanche, 25 septembre 2005

Dimanche (de pelle à gâteau)

Après une soirée arrosée, avec trois collègues, dont l’une, Orléanaise en poste à Montpellier et qui vient de publier sa thèse, fêtait son anniversaire chez nous, et donc, sous l’effet (l’habitude perdue) des six ou sept coupes de champagne entrelardées de quelques verres de Marsannay, une nuit presque sans sommeil, & une journée mollassonne, avec un peu de travail tout de même (cours toujours), la gigantesque vaisselle, le ménage dominical, et fini de lire Train de nuit avec suspects de Yoko Tawada et Mastroianni-sur-Mer de l’inimitable Enrique Vila-Matas.

 

Aujourd’hui, comme c’était le jour des 20 kilomètres de Tours, il valait mieux ne pas chercher à s’aventurer dans les parages, ce qui faisait une autre bonne raison de rester un peu au calme.

 

Le vif plaisir, fauve, furieux, que je prends à lire toujours de nouveaux textes de Vila-Matas, comme lors (mais fort différemment) de ma lecture des Récits de la Kolyma, il y a un an et demi, c’est qu’il (Vila-Matas) ouvre sans cesse la croisée sur une bibliothèque infinie et baroque, universelle et bariolée.

 

Je manque en ce moment d’énergie pour sortir le nez, et même pour écrire. Même de la Toile je me tiens éloigné.

 

En écoute : Stir-fry (l’un de mes morceaux préférés de l’un de mes albums de jazz préférés, Let’s Hang Out du regretté et merveilleux tromboniste américain J.J. Johnson) – de quoi je ne me lasse jamais…

lundi, 19 septembre 2005

19.09.1909

Il y a quatre-vingt seize ans, pas un de moins, paraissait, dans Le Petit Journal, un poème humoristique sur la conquête du Pôle Nord.

mercredi, 14 septembre 2005

Insomnie et palindromes

Hier soir, ayant lu un bon tiers du Sujet monotype de Dominique Fourcade, lecture plutôt irritante (je m’expliquerai sur le choix de cet adjectif quand je reparlerai du livre, mais, dans tous les cas, il n’est pas à entendre en mauvaise part), à quoi s’est ajouté un chapitre des Wild Palms, je n’ai pas réussi à m’endormir, j’ai tourné viré dans le lit, finissant, étouffant de chaleur, par aller m’allonger sur le vieux canapé de la buanderie, recouvert seulement d’un peignoir, et, avec le frais, le froid, m’endormant enfin, mais non sans avoir passé presque une heure aussi à rouler, dans mon cerveau obsédé, des calculs et des formules complexes autour des nombres palindromiques à trois et quatre chiffres. (J’ai fait deux découvertes complémentaires à leur sujet, et, vérification faite cet après-midi dans les très rares ouvrages mathématiques auxquels j’ai accès, n’ai pas trouvé d’explication ou de théorisation ; comme toujours, il est évident que je n’ai rien inventé, que j’ai seulement retrouvé des cheminements maladroits sur des chemins déjà frayés, aussi n’écris-je jamais rien de mes ruminations arithmétiques, laissant la parole aux spécialistes. (Cette désistance, ce refus d’inscrire ici des traces de tout ce qui me préoccupe, cette restriction aux sujets pour lesquels je me sens une (même vague) autorité, est vraie aussi du domaine politique, légal, de la biologie, etc. Je me forme continuellement à des sujets dont je ne suis qu’amateur. Humaniste et prudent.))

 

Bref, voilà ce qui me taraude les nuits d’insomnie : des calculs infinis, des extractions de racines, des factorielles, etc. Moi qui n’ai pas fait de mathématiques au-delà de la terminale, quel ridicule.

 

J’ai tout lieu d’être mécontent ou honteux de moi, car la soirée avait très mal commencé, puisque j’ai regardé un match de football, en y prenant, au demeurant, un plaisir plutôt vif. Mais, s’il est des loisirs, des plaisirs agréables, dont la jouissance ne procure aucun mécontentement, celui-là, dans lequel je ne verse qu’environ une dizaine de fois l’an, me contraint à chaque fois à prendre en compte les côtés les plus abrutis de ma personnalité, et, si c’est peut-être une nécessaire expérience de ravalement de soi, elle n’est, tout simplement, à terme, pas plaisante.

 

De surcroît, il faudrait que je sois, vendredi, jour du poisson, frais comme un gardon !

 

Amiel et son journal

Que Philippe Lejeune et son site Autopacte soient remerciés de me permettre le copier-coller ci-dessous, qui démontre qu'il y a cent-cinquante-trois ans, pas un jour de moins, Henri-Frédéric Amiel s'interrogeait comme je ne cesse de le faire:

14 septembre 1852

 Je viens de feuilleter le cahier précédent de ce journal. L'ensemble m'a ennuyé. Ce parlage égotiste m'a paru efféminé, fastidieux, amollissant : il m'a pris trop de temps et de place. Puis il y a aussi trop de faits insignifiants. Cette vie virtuelle, ineffective, rentrée pour ainsi dire, m'a semblé dériver de la faiblesse, et prêter un oreiller à ma paresse d'action.

mardi, 13 septembre 2005

Le triomphe de la page blanche

Un monde, c'est, de se taire. Qu'un monde naisse, et serions-nous là, au spectacle des vignes, des tubéreuses, des fortunes diverses?

Quel affront, parmi les rochers!

Partie de cartes au milieu des bruyères, brumes matinales carillonnant dans le parc.

Homage to a Firing Squad

Il y a déjà longtemps que je veux écrire une note au sujet de ce roman de Tariq Goddard, que j'ai lu à la fin juillet et qui m'avait été offert. C'est un roman qui doit beaucoup à la structure des récits de Faulkner et à d'autres innovations surtout expérimentées dans les années 1950-60 en France, sans compter l'influence évidente du cinéma indépendant américain dans ce type de narration. Pas d'immense surprise donc du point de vue de la structure ou des différentes révélations de l'intrigue, mais de vrais bonheurs d'écriture, avec aussi, ce qu'il faut noter, ce qui est tout à fait remarquable, le choix d’un sujet historique très risqué et traité d'une manière extrêmement singulière.

 

L'intrigue n'est pas simple. L'histoire se passe pendant la guerre d'Espagne, ou pour être plus précis, pendant la guerre civile opposant les républicains ou aux franquistes. Quatre jeunes soldats plus ou moins professionnels font un trajet en voiture, avec pour mission d'assassiner un homme politique célèbre et controversé, Don Rojo ; toutefois, comme aucun d'entre eux n'a jamais assassiné personne, et comme trois d'entre eux connaissent bien l'homme politique, et surtout sa très admirable fille, dont ils sont épris, la mission est compliquée - d'autant plus que Don Rojo lui-même qui attend dans sa demeure, tenté par le suicide.

 

Comme l'intrigue n'est pas simple, elle n'est pas aisée à résumer non plus, et le paragraphe qui précède ne rend pas totalement justice aux différents épisodes de cette nuit de narration brusque et ambiguë. Les différents chapitres ou sections du récit s'ouvrent sur des notations de lieu et d'heures extrêmement précises, à la manière d'un script. Tout le dénouement, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne se résume pas à quelques pages vite bâclées, est passablement sanguinolent, mais sans que l'hémoglobine soit l'essentiel du propos.

 

Je ne pense pas que ce roman ait été traduit - ou, plus exactement, je n'ai pas retrouvé, sur le Web, de référence à une quelconque traduction, quoi que ce texte paru en 2002 ait été l'objet de nombreux éloges outre-Manche. Le mieux serait sans doute de donner quelques extraits de la prose dense de Tariq Goddard, mais je dois toutefois signaler ma seule réelle réserve à l'égard de l'écriture, dont plusieurs critiques semblent dire qu'elle repose sur une évidente économie de moyens, alors que, de mon point de vue, le romancier hésite constamment, de manière pas toujours satisfaisante, entre un style abrupt ou sec à la Hemingway et un style plus ample, à la Faulkner.

 

Il y a de véritables réussites dans le recours au monologue intérieur, comme dans ce passage du chapitre 11 :

“Unlike Ali, the captain was very much awake.  His blood was up and his heart felt like it was falling down a spiral staircase.  What was he doing here? The question was as belated as it was foolish.  This was what came of answering questions before they had even been posed properly; of thinking things would be easier to do when put on the spot.  Volunteering to kill the Don had been the most important thing he had ever agreed to do in his life, but, unfortunately to him, the moment of the impulse had already passed.  The captain glanced over at Ali, who seemed to be drifting between a coma and a trance.  The situation was becoming unnerving; what if the same thing was going through his friend's mind? But so what if it was? It was not the situation itself that was working away at them like a wound; it was what had brought them here."  (Tariq Goddard Homage to a Firing Squad.  London: Sceptre, 2002, page 198)

 

D'autres éléments du roman m'ont intéressé, à titre personnel, comme l'analyse extrêmement subtile du personnage de l'homme politique, qui n'est jamais véritablement au centre du récit mais qui est très chatoyant et, à certains égards, attachant. Le deuxième extrait que je cite ci-dessous a trait à l'obsession onirique de Don Rojo, qui me rappelle un certain nombre de pages très belles de Nuruddin Farah :

“For example, only a month earlier the Don had complained about the dreams he was experiencing.  He was, he claimed, suffering from a barren patch, with those dreams he could remember not being worth the effort of being dreamed of in the first place.  Salazar had had trouble concealing his delight.  Not only did he find the Don's habit of pontificating about his dreams at length unbearably pompous and dull, but the exercise drummed home the point that Salazar, if he had dreams (which he didn't), would have been able to make a much better job of holding forth on them than the Don did. More irritatingly, but still wholly true to form, the Don had rung Salazar a week later telling him that the situation was saved." (page 107)

samedi, 10 septembre 2005

« Je rêvais corne de taureau»: essai d'herméneutique apocryphe

Le commentaire nocturne de Simon, lu ce matin à l'aube, me laisse rêveur ou continue de me poursuivre (j'écris ces mots à l'encre, le samedi matin [3 septembre, NB], neuf heures et demie, mon fils, « directeur des petits », jouant à faire la classe à ses peluches).

 

J'ai recherché dans nos maintes bibliothèques (un de mes désirs, jusqu'ici en aucune de nos demeures assouvi, serait de rassembler tous les ouvrages dans une seule pièce) mon exemplaire de L'Âge d'Homme, un vieil exemplaire de poche, jauni et usé, à couverture noire, que je me rappelle avoir lu l'hiver 1996 à Oxford, une de mes années les plus boulimiques de lectures (dans la foulée, j'avais lu, entre autres lectures marquantes, tout Rabelais, la superbe trilogie de Céline, le superbe premier roman de Thomas Wolfe, Troilus and Criseyde de Chaucer, etc.).

C'est un livre qui m'a énormément plu. Je ne m'étais plongé, jusque-là que dans le versant le plus «verbal», ou lexical, ou verbonirique, de Leiris, et j'appréhendais L'Âge d'Homme, n'aimant guère, à l'époque, le genre autobiographique (mais m’étant bien rattrapé depuis), et nourrissant encore de fortes réticences idéologiques à l'égard de la métaphore tauromachique.

N'ayant pas retrouvé le livre, l'ayant lu il y a bientôt dix ans, que je ne me rappelle pas la phrase que tu cites, Simon, n'a rien qui doive étonner. Ce doit être la première phrase de l'extrait étudié en classe, plutôt que l'incipit du roman, non ?

 

Ce qui est le plus mémorable, pour moi, dans ce livre, c'est le long et magnifique développement sur la vision enfantine (ou préadolescente, comme diraient nos amis les sociologues et pédopsychiatres) des rapports entre l'homme la femme, aussi entre le fils et la mère, sous l'angle du mythe de Judith et Holopherne, élevé par Leiris au rang de «mythe personnel».

Pour ce qui est de la métaphore tauromachique, c'est elle qui (pour résumer à la serpette et dans mon vague souvenir) préside à une forme de révélation du sens de l'écriture pour Michel Leiris : écrire s'apparente à l'art du torero, qui risque tout en esquivant au dernier moment la corne, il ne tue qu'après avoir emporté le sujet dans sa danse ; inversement mais complémentairement, toute écriture ne se conçoit qu'on miroir de la propre mort du sujet qui écrit, dans ce risque permanent que constitue la mort du sujet. Pour citer André Clavel, auteur de la notice consacrée à Michel Leiris, dans le second tome du Dictionnaire des littératures de langue française (Paris : Bordas, 1984, p. 1272), on y «voit se déployer la chorégraphie tragique d'une tauromachique intime menacée par la corne acérée de la mort».

Ma réticence originelle à l'égard de cette métaphore provenait bien sûr de mon hostilité vis-à-vis de la corrida, qui me semble être particulièrement immorale, mais surtout de mon agacement à l'égard de ces écrivains qui, ayant célébré la corrida, offraient aux imbéciles et snobinards aficionados une forme de caution intellectuelle, phénomène dont, d'ailleurs, deux chansons populaires au moins se sont fait l'écho en en dressant la critique. La première est de Brel (Les toros), la seconde est de Renaud (Olé).

Mais j'ai fini par accepter, plus ou moins, cette métaphore, au nom de mon admiration pour l'écrivain mais aussi parce qu'elle a un sens très profond, très juste, et que ce que dit ici Leiris de l'écriture et de la littérature est source de méditation et d'inspiration.

 

Je reviens (avant un dernier mot sur le lien que je perçois, une fois encore, en ce carnet incessamment noirci (enfin... j'écris à l'encre bleue et le blog est sur fond vert) et le modèle leirisien) à la phrase «je rêvais corne de taureau». Je ne vois pas en quoi cette phrase est insensée; je n'ai pas le contexte en tête, ni le texte sous les yeux, mais il me semble que c'est une variation linguistique, certes déroutante mais d'une grande beauté, à partir de la phrase plus commune

Je rêvai d'une corne de taureau.

Ou :

J'ai rêvé d'une corne de taureau.

Ou :

Je rêvai de cornes de taureau.

 

Tout d'abord, par l'imparfait, cette phrase donne une profondeur temporelle inhabituelle au fait de rêver : le rêve imprègne la vie, c'est une impression qui n'est pas fugace et qui est vécue pleinement, qui ne se distingue pas de l'existence. Ensuite, par l'absence d'articles et l'emploi du verbe rêver comme d'un transitif direct: ainsi, voici l'objet porté au rang étrange d'image vague, ou de généralité abstraite. Tout cela est l'objet d'un pari, de ma part (confiance en l'exactitude de la citation par Simon, lectures de ces six mots hors de tout contexte assuré, etc.), mais je gage que cette phrase entre en résonance avec l'allégorie de la tauromachie et le caractère non transitoire du rêve.

 

***

Voici à présent le dernier mot, ou le dernier paragraphe de cette note, relatif à ce que dit, toujours dans la notice citée plus haut, André Clavel: «Au bout du compte, l'autobiographie leirisienne est une autobiologie : la vie n'explique pas l'oeuvre, c'est l'oeuvre qui, après coup, constitue le tissu du vécu.»

Suit une phrase ou Clavel abuse de l'homophonie je/jeu, puis ceci: «la méthode est toujours restée la même : déclin des noms du dictionnaire en y introduisant des ferments aléatoires capables de recomposer, sur l'Autre Scène, des syntaxes inouïes.»

Je n'ai même pas de scrupule à me réclamer, partiellement (car la rigueur de Leiris, cruellement, me fait défaut), d'une telle esthétique.

 

***

J'ajoute oralement une seule phrase à ce texte manuscrit daté de samedi dernier, moi qui me trouve en ce moment même (vendredi 9 en fin d’après-midi) à mon bureau, où je viens de le dicter; il s'agit de la première mouture, car je compte corriger quelques petites coquilles une fois rentré chez moi [c’est fait, NB].

 

samedi, 03 septembre 2005

Chantiers

Six heures dix, parfaite obscurité: pas de doute, on est en septembre. Entre 6 h 05 et 6 h 20, pas moins de sept tentatives pour démarrer la connexion Internet de ce --- de Macintosh. Pas la panacée, ces bécanes... Hier, avant de me pieuter presto pour poursuivre la lecture de The Wild Palms et avancer celle de Marelle, j'ai commencé d'écrire la note relative à l'exposition Badaire. Le chantier avance.

Le chantier de construction du nouveau bâtiment du site Tanneurs, qui va entraîner (et entraîne déjà) un énorme chaos dans le travail universitaire, lui, en est au creusement des fondations. C'est à peine si quelques géomètres semblent s'agiter, de temps à autre. Ils doivent attendre que les cours reprennent pour faire jouer du marteau-piqueur de huit heures du matin à sept heures du soir. Dépêchons, la rentrée des étudiants est dans trois semaines, quand même.

vendredi, 02 septembre 2005

Que lire de Gertrude Stein?

Je ne suis pas certain d'avoir la réponse magique à cette question de Julie70, mais ce que je peux affirmer, sans trop craindre de me tromper, c'est que The Autobiography of Alice B. Toklas, oeuvre sur laquelle repose grandement la réputation de son auteur, ne donne pas la juste mesure de l'écriture steinienne. C'est même, à mon avis, un malentendu.

Que conseiller, donc? Peut-être la série des Alphabets, très ludique, ou le livret d'opéra Four Saints in Three Acts, l'un de ses plus beaux textes. Si vous avez des difficultés à vous procurer ces ouvrages en anglais, je pourrai, pour que vous vous en fassiez une idée, chère Julie70, en photocopier un et vous l'envoyer, in kind homage.

Bienvenue, en tous cas, sur ce carnet de toile!