jeudi, 27 février 2025
27022025 — le MAAOA, une décolonialité de façade
Avant-hier, à Marseille, j’ai visité notamment le MAAOA (Musée d’Arts Africains, Océaniens et Amérindiens). Il se répartit sur trois très grandes salles, dans le Centre de la Vieille-Charité.
J’ai commencé par les collections d’objets et d’œuvres africain·es, avant de me rendre dans la salle consacrée à l’Océanie (dans laquelle sont surtout exposées des œuvres de Polynésie — je suis passé plus vite dans la partie consacrée au Mexique). Dans la salle consacrée aux objets d'Océanie, il y a une vitrine dans laquelle est exposé un non-objet : dans une cage de verre tapissée de bleu, on ne voit rien, ou plutôt on voit qu’il n’y a aucun objet. Un cartouche indique sobrement que l’objet qu’on ne voit pas est une tête humaine tatouée toi moko, d’origine maorie.
À droite de la vitrine vide, un long texte intitulé « Restitution de patrimoine aux peuples d’origine » explique doctement, sur cinq paragraphes, que i) l’objet qui n’est pas exposé a une valeur sacrée pour les Maori ; ii) il appartient à une catégorie qui fit l’objet d’un « ignoble trafic jusqu’à son interdiction en 1831 » ; iii) « le MAAOA n’a jamais exposé ni reproduit la tête humaine toi moko présente dans la collection Gastaut » ; enfin, iv) « suite à la loi du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes Maori à la Nouvelle-Zélande, la tête […] fut restituée en 2012… ».
Il va de soi que cette mise en évidence de l’histoire du pillage colonial et de la restitution d’objets est tout à fait capitale dans un musée, et qu’on ne peut que déplorer que cela soit souvent moins explicite. Pourtant, sans que le remède soit tout à fait pire que le mal, j’ai été en proie à un profond malaise après avoir lu ce texte.
En effet, qu’avais-je vu jusque-là ? Eh bien, pour commencer par les objets exposés tout près de cette spectaculaire vitrine vide, il y a des têtes réduites Shuar, des crânes surmodelés du Vanuatu etc. Donc des restes humains, des objets tout aussi incompatibles avec l’exhibition muséale, et même avec l’exposition en-dehors d’un cercle communautaire restreint. C’est d’ailleurs, à en croire plusieurs sites, le point commun de tous les objets de cette fameuse collection Gastaut : les 88 objets sont « des crânes, des têtes et des objets liés au crâne humain, sculptés, peints, surmodelés, gravés ». Le profond malaise qui s’est emparé de moi vient de l’hypocrisie que constitue la vitrine vide : pour 87 objets qui furent aussi l’objet de pillages et de trafics, au point de se retrouver dans la collection privée d’un neurologue français de la seconde moitié du 20e siècle (comment ne pas penser au livre génial de Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs ?), le fait d’en restituer un seul vaut-il exemption générale ? En quoi les cultures du Vanuatu ou d’Amérique du Sud dont le MAAOA expose encore les objets rituels sont-elles plus désacralisables que la culture des Maori ? À ce niveau de foutage de gueule, je m’attends à ce que d’autres affirmations du fameux texte soient tout aussi fantaisistes : si on cherche, se rendra-t-on compte, par exemple, que le MAAOA a, en fait, « exposé et reproduit la tête humaine toi moko » à un moment de son histoire ?
Je l’ai dit, j’avais visité la salle des œuvres africaines avant, et j’y avais pris de nombreuses notes, car en dépit d’une muséographie « moderne » et de phrases soucieuses de montrer qu’on en avait fini du regard ethnocentrique colonial, tout reste à faire. Pour le dire clairement : les textes de cadrage proclament qu’on en a fini de la vision suprémaciste, tandis qu’affleure, presque à chaque objet, un impensé colonial généralisé.
Prenons quelques exemples parmi tant d’autres.
1/ Il est indiqué que la pipe d’apparat Bamum exposée a « vraisemblablement appartenu au sultan Njoya ». Il se trouve que je connais bien le contexte historique et architectural, car le sultan Njoya est, entre autres, le protagoniste principal de Mont-Plaisant, un des quatre romans de Patrice Nganang autour duquel tourne mon gros projet de recherche actuel. Ibrahim Njoya a-t-il donné une de ses pipes ? à qui ? dans quelles circonstances ?
2/ Le MAAOA expose une autre pipe, ayant appartenu, celle-là, au roi Glélé, dixième roi d’Abomey et père du célèbre Béhanzin, dont on sait comment les Français le chassèrent de son royaume et le condamnèrent à l’exil. Tout cela n’est absolument pas dit, d’ailleurs : pour le visiteur lambda, c’est la pipe du roi Glélé, dont on nous donne juste les dates de règne et l’origine géographique (« Fon, Bénin »). Il ne faudrait pas que qui que ce soit fasse un rapprochement avec les pillages massifs perpétrés contre ce royaume, au point que le « trésor de Behanzin » a été restitué récemment au Bénin. Rappelons que la France a rendu 27 œuvres emblématiques, mais continue de s’accaparer plusieurs milliers d’objets que réclame le Bénin.
Au hasard, y aurait-il la pipe de Glélé parmi ces objets ? Autant dire qu’avec ce genre de muséographie, je n’étais, avant même d’avoir lu le très solennel texte « Restitution de patrimoine aux peuples d’origine », pas trop prêt à me laisser embobiner…
3/ Les panneaux d’information restent peu diserts sur les conditions dans lesquelles le principal collectionneur privé, Léonce-Pierre Guerre (“grand collectionneur d'art africain et fasciné par ce continent depuis l'âge de douze ans”, c'est-y-pas chou ça), a acquis les objets avant d’en faire don à la ville de Marseille.
4/ Trois citations viennent clore le panneau d’information principal qui tente de contextualiser – en expliquant que toute cette époque est révolue – la façon dont les musées européens ont longtemps exposé ces objets en les inscrivant dans « l’art primitif ». Ces trois citations sont respectivement : deux phrases de Ludwig Wittgenstein (non sourcées) ; un proverbe africain ; deux phrases de Victor Segalen (non sourcées).
Je n’ai pas précisé que le proverbe africain n’était pas sourcé, car c’est ici, bien entendu, l’expression « proverbe africain » elle-même qui est significative. Expliquer d’un côté qu’on reconnaît désormais la valeur pleine et entière des œuvres exposées dans la salle au même plan que les chefs-d’œuvre de l’art « occidental », puis citer un « proverbe africain », ça revient, pour un défenseur de foot, à détourner un ballon en corner puis à marquer deux fois contre son camp : difficile de dire si c’est plus ridicule qu’abject. De fait, ce que signifie ce panneau, c’est que les productions culturelles européennes sont individualisables et spécifiques, mais que i) la culture du continent africain se réduit à des proverbes – ce trope même est déjà raciste – ; ii) bien que chaque cartouche assigne une origine ethnique et géographique à chaque objet, il reste possible de citer un proverbe « africain » comme si l’Afrique était un tout homogène.
Par conséquent, il devient urgent que les personnes qui s'occupent de telles collections comprennent qu'il ne peut suffire de « déplier l'histoire coloniale à partir des collections muséales », mais qu'il faut, avec courage et profondeur scientifique, déconstruire (et évacuer) les impensés coloniaux de la muséographie contemporaine.
17:14 Publié dans 2025, Affres extatiques, Hors Touraine, Indignations, WAW | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 26 février 2025
26022025 (La Montespan et les hippocampes)
Au cours de ces quarante-quatre heures passées à Marseille, j’ai, quoique je ne me sois pas tant promené que cela, entendu deux conversations téléphoniques différentes, dont je vous livre ci-après verbatim deux extraits :
« C’est un sociologue italien qui a étudié les pêcheurs d’hippocampes. »
« C’était l’époux de la Montespan, ce qui lui a valu quelques déboires. »
Je n’avais jamais entendu de bribes de conversations téléphoniques aussi érudites, de sorte que je me demande si cela signifie que Marseille regorge d’échanges intellectuels de très haute volée, ou si, hypothèse plus intéressante, il y a des gens qui se promènent dans Marseille en faisant mine de tenir ce genre de conversation. Voire que ces personnes seraient payées par la municipalité.
Mais après tout, moi qui vous parle, je suis en train de dicter ce texte sur le Vieux-Port, de sorte que quelqu’un qui m’aura entendu pensera que c’est moi qui parle de pêcheurs d’hippocampes et de la Montespan.
12:30 Publié dans 2025, Chèvre, aucun risque, Hors Touraine | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 25 février 2025
25022025
Tout à l’heure, je vais donc animer à l’EHESS, à la suite d’une autre intervenante tout de même (Edith Mvondo Ekodo, je me réjouis d’entendre et de rencontrer), la dernière séance du séminaire dirigé par Christelle Rabier. Le titre de mon intervention, qui porte sur mes deux traductions récentes de deux essais historiques, est « Décentrer, documenter, traduire ».
Hier soir, j’ai tenté de faire un tour du Vieux-Port, mais dans la nuit déjà, ne voyant pas la mer, longeant des bâtiments froids le long de trottoirs entièrement déserts (à sept heures du soir !), j’ai interrompu la promenade. Aujourd’hui j’espère au moins visiter le Mucem, et demain matin aller à pied jusqu’à la Bonne Mère, histoire de dire que j’aurai un peu « vu » Marseille.
Je suis malheureusement réveillé depuis 4 h 50, avec le nez totalement bouché et une migraine forte qui a fini par me contraindre à prendre un doliprane (ni les mouchages ni le café n’ont aidé, et d’ailleurs le doliprane n’a pas l’air d’aider non plus). Comme cette sinusite chronique, liée à des polypes « gênants mais pas assez nombreux pour qu’on vous opère » (sic), a débarqué progressivement dans ma vie, je me demande si j’en serai débarrassé un jour, et surtout comment je me sentirai revivre, de ne pas passer au moins la première heure de chaque journée à essayer de me désaccabler. Dans la journée, la sinusite me laisse globalement tranquille, mais elle est un peu là tout le temps quand même.
Pas sûr d’être très en forme pour le Mucem – il va falloir se bourrer de café.
Extrait ceci, ce matin, d'un entretien entre Ilan Stavans et Richard Wilbur (traduction Sylvie Kleiman-Lafon) : « En tant que composition, il [l'original] arrive toujours en premier dans l'ordre chronologique. Mais pour le lecteur, la traduction peut arriver d'abord, suivie ensuite par l'original dont il consulte le contenu par curiosité. » (Sur l'auto-traduction, p. 165).
06:31 Publié dans 2025, Hors Touraine | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 24 février 2025
24022025 - quinze notules en lisant Ilan Stavans
Dans le train qui va bientôt partir de la gare de Saint-Pierre-des-Corps, j’ai posé, derrière l’écran de cet ordinateur portable, le livre que j’ai commencé à lire, la traduction française (par Sylvie Kleiman-Lafon) du livre d’Ilan Stavans, Sur l’auto-traduction (Hermann, 2022). Selon ma manie, mais plus encore ici vu que cette lecture est en lien direct avec mes recherches du moment, j’ai commencé à griffonner des bouts de citation et des numéros de page sur une feuille volante. Comme le billet que j’ai pondu hier soir à la va-vite est vraiment très foutraque, et comme je l’ai publié tel quel en connaissance de cause, c’est-à-dire parce que, si j’avais voulu revenir au roman de Belcourt après mon retour de Marseille, il m’aurait fallu dix fois plus de travail qu’à chaud, voici ce que j’ai à écrire sous forme de faits et de notations numérotées :
(1) Je me suis procuré ce livre car il m’a été conseillé par Louis Pichot dans les commentaires de la troisième émission de radio I Love Mes Cheveux enregistrée le 3 février avec Bayan Ramdani.
(2) Je me le suis procuré en français, et non en anglais, car :
(2a) sans l’avoir rencontrée, j’échange depuis plusieurs années avec la traductrice (SKL) sur les réseaux sociaux ;
(2b) lire dans une cinquième langue un essai sur la traduction et le plurilinguisme écrit par quelqu’un qui dit naviguer entre quatre langues est séduisant en soi.
(3) On ne fait jamais assez de promotion pour son propre travail. Ainsi, je suis sûr que je suivais déjà attentivement les publications de SKL en 2022, mais ce livre m’avait échappé. Je ne dis pas qu’elle n’en a pas parlé et qu’elle n’en a pas signalé la parution. Je dis qu’elle aurait dû matraquer
(4) En conséquence de quoi je rappelle que je me trouve dans un train pour Marseille car je vais donner une séance de séminaire demain à l’E.H.E.S.S. au sujet de mes deux traductions, Une histoire des Noirs d’Europe d’Olivette Otele (Albin Michel, 2022) et Noires origines de Howard French (Calmann-Lévy, 2024). Lisez-les, faites-les connaître !
(5) Trêve de plaisanterie, l’ouvrage de Stavans est en fait un recueil d’articles. Il y reprend un certain nombre de ses chroniques, préfaces, billets etc. Seul le premier chapitre, de moins de dix pages, porte spécifiquement sur l’auto-traduction. Bonne nouvelle : je vais pouvoir m’en servir.
(6) En écrivant ce billet, j’ai commis deux fautes de frappe lors de mes saisies du mot auto-traduction: autor-traduction et aito-traduction. Je vois comment je peux faire jouer et signifier le premier néologisme, mais le second m’interloque.
(7) Dès la première page du premier chapitre, j’ai aimé que la traductrice ait marqué le texte de son empreinte avec un passé surcomposé. Ce temps, qui me rappelle toujours mon grand-père maternel, est sous-employé par les traducteurices.
(8) Dans le premier essai de la troisième partie, qui reprend notamment le texte d’une conférence sur la traduction prononcée par Stavans en Chine, il y a une proposition avec laquelle je suis plutôt d’accord (et que je trouve, à cet égard, stimulante) et une proposition, placée immédiatement après la précédente, et avec laquelle je suis radicalement en désaccord (et qui pourrait constituer, de façon plus stimulante encore, le point de départ de toute une partie de ma réflexion sur la tritralogie de Nganang).
(9) Dans la chronique consacrée aux erreurs résultant du logiciel d’autocorrection des téléphones, qui n’a pas en soi grand intérêt (et qui est déjà très obsolète), il y a probablement une prouesse de traduction de SKL : à la page 49, elle propose une chaîne parler / panier / parier / planer dont je n’imagine pas du tout à quoi elle correspond dans le texte anglais.
(10) Dans l’essai qui donne son titre au livre, Stavans (enfin, Stavans traduit par SKL) dit ceci :
« Le principal bénéfice du multilinguisme est un sentiment de libertés, de possibilités infinies. Le principal inconvénient est un sentiment de vivre comme en suspension, de n’appartenir à aucun endroit en particulier. » (p. 17)
(11) En notant cette phrase, je me suis dit qu’il allait falloir que je fasse des recherches sur les différences entre plurilinguisme et multilinguisme.
(12) Les deux dernières phrases de ce même essai (que je recopierai plutôt dans mon fichier de recherche) parlent d’une « traduction dépourvue de texte original » (p. 19). Mutatis (multe) mutandis, on ne saurait mieux décrire mon « extatique tourment » en relisant et travaillant le texte allemand des deux romans d’Amma Darko.
(13) Suite à ma notation n° 8, d’aucun-es doivent ici se demander quelles sont les deux propositions que j’approuve et réprouve respectivement. Les voici donc :
(13a) « un traducteur ne s’épanouit pas dans la contradiction, même si la contradiction est au cœur de l’acte de traduire » (p. 54)
(13b) « Traduire, c’est lancer un pont entre deux habitats linguistiques représentant chacun une culture différente. » (id.)
(14) Pour expliquer ce qui ne va pas dans la seconde proposition, il y a une version longue, qui sera peut-être un livre, ou plutôt un chapitre du livre que je projette d’écrire sur Aidoo, Darko et Nganang. Et une version brève, qui consiste à contredire l’idée d’homogénéité culturelle au sein d’une langue. Chaque habitat linguistique (et même là, l’homogénéité n’est pas juste) représente plusieurs cultures différentes, et, souvent un faisceau indémêlable de plusieurs acceptions culturelles au sein d’un idiome pluriel.
(15) Le chef de bord vient de dire qu’il restait 135 kilomètres avant Paris, ce qui signifie qu’à la vitesse du TGV il me reste à peine le temps d’achever ce billet, de me connecter au WiFi du train et de publier ces 15 notules.
13:07 Publié dans 2025, ILMC, WAW | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 23 février 2025
23022025 (Chœur infime - Billy-Ray-Belcourt, Dépaysage 2025)
Les éditions Dépaysage viennent de publier la traduction du premier roman d’un poète et professeur de creative writing appartenant à la nation crie d’Alberta, Billy-Ray Belcourt. Je n’avais pas entendu parler auparavant de cet écrivain, dont j’ai donc découvert l’œuvre en français canadien, grâce à la traduction de Mishka Lavigne et sous le titre français Chœur infime (2025) [A Minor Chorus (2022) – chœur en do mineur / chœur mineur].
J’ai énormément aimé ce livre, qui rejoint un certain nombre de mes préoccupations en matière de décolonialité, mais pas seulement. En effet, le roman prend la forme d’une enquête et d’un retour au pays pour un jeune doctorant qui interrompt sa thèse pour aller interroger et même, plutôt, écouter ses proches qui ont grandi dans la même réserve que lui : en ce sens, il s’agit d’un témoignage sur les discriminations et sur l’histoire complexe des communautés et des individus autochtones dans le Canada contemporain, mais, plus encore, il s’agit d’un journal de création tout au long duquel le narrateur tente d’inventer une forme et d’aborder, avec lucidité et espérance, le deuil de sa jeunesse et d’un certain nombre d’illusions. Une seule de mes attentes a été un peu déçue, car, si la quatrième de couverture présente l’auteur comme un « poète bispirituel de la Première Nation crie de Driftpile, en Alberta », sa réflexion porte plutôt conventionnellement sur l’homosexualité : même le terme de queer, plus eurocentré, est employé dans un sens assez restrictif. Il se trouve que la notion de two-spirit, qui est très particulière, permet habituellement de penser (et surtout de concevoir esthétiquement – c’est tout le propos de Billy-Ray Belcourt) la rupture avec l’hétéronormativité de façon novatrice : ici, à l'inverse d'un poème de 2018 très riche sur ce point, c’est sans doute codé ou implicite, et je pense même que c’est un choix de refuser l’anthropologisation d’un vécu intime personnel. [Intime : c’est l’importance politique de cette dimension qui rend si précieux le choix de l’adjectif infime dans le titre français.]
Si je commence par le dernier (onzième) chapitre, dans lequel le narrateur rend visite à son cousin Jack en prison, on y trouve ce qui est un des points d’aboutissement du genre de roman qu’il souhaite conceptualiser : « C’est notre devoir, ai-je pensé, de nous rebeller contre l’embellissement de la violence. J’ai tout de suite reconnu en cela la raison d’être du roman de la contre-culture. » (p. 183).
Ce qui m’intéresse, ici, c’est que cette notation intervient au terme d’une réflexion qui s’amorce par l’analogie « bizarre » entre roman et espace carcéral : « Bizarrement, je me suis mis à penser à la façon dont les romans présentaient parfois l’existence et les sentiments humains avec tant de précision qu’un personnage pouvait sembler emprisonné dans une structure sans agentivité. Ce n’était analogue à une prison d’aucune façon, mais dans mon esprit, on aurait dit que ça soulignait à quel point les gens normaux, les auteurices en fait, jouaient le rôle de gardiens de sécurité ou d’agents correctionnels sous les couverts de la littérature. » (pp. 181-2 – je vais aller piocher le texte anglais de la première phrase pour l’ajouter à ma réflexion sur Amma Darko). Il y a, dans cette esquisse d’analogie, la possibilité de structures romanesques normatives auxquelles s’opposent de contre-structures laissant les personnages libres de leur agentivité, sans doute un prolongement (inattendu, vu la figure que je m’apprête à convoquer) de l’opposition que faisait Ford Madox Ford entre nuvvle et novel. De fait, ça devient une conviction forte pour moi que les modernistes, même trèèès européens, ont aussi ouvert l’espace romanesque aux expérimentations de décentrement qui permettent aux personnages de dialoguer/dialogiser dans une structure réellement démocratique, voire anarchique. Justement, ce qui se passe dans les premiers romans de Darko relève assez de cela.
C’est là une réponse possible à la piste proposée dans le chapitre II : « Et si l’acte d’écrire un roman, me suis-je demandé, permettait de pratiquer un mode de vie qui réfutait les brutalités de la race, du genre, de l’hétéro et de l’homonormativité, du capital et de la propriété ? » (p. 39). Mieux, même, le texte même du livre met en pratique, de façon continuelle et discontinue, l’idée, énoncée plus tôt encore, au chapitre I, selon laquelle la prose (romanesque) et la théorie sont semblables en ce que « les deux nous demandent de refuser le romantisme du présent » (p. 23). L’ambivalence constante de la fonction du roman rejaillit sur l’écrivain : après sa rencontre avec sa grand-tante, la kokum de Jack, il remarque qu’il est « devenu l’écrivain de la famille, et, par le fait même, son historien, son coroner » (p. 69). Comme le confirme le glossaire, le coroner n’est pas n’importe quel enquêteur : c’est, dans la gradation ascendante que propose la phrase de Belcourt, un policier constitué historien de faits tragiques ou macabres. La tragédie, bien sûr, c’est celle de la racisation, c’est-à-dire tout d’abord l’histoire du vol des terres et du pouvoir même d’agir, puis la longue litanie des exactions, comme dans les tristement célèbres « pensionnats autochtones », qui font l’objet du magnifique chapitre VII. Cependant, l’invention d’un roman qui refuse d’embellir la violence implique aussi de frayer avec la langue coloniale qu’est l’anglais :
Mes propres angoisses au sujet du roman avaient à voir avec mon soupçon que l’anglais était une langue trop compromise pour engendrer un portrait de la vie autochtone qui ne fût pas imprégné des fantasmes coloniaux de notre délabrement. Peu de choses dans mon arsenal m’apparaissaient assez vastes pour combattre des siècles de lectures qui faisaient des peuples autochtones des bombes. Comment plutôt faire d’un roman une bombe ? Comment planter un roman dans l’infrastructure morale d’une nation corrompue ? Comment écrire des phrases qui font tic-tac, tic-tac ? (pp. 40-1 — et en recopiant ces phrases, je pense cette fois-ci à Patrice Nganang, tout m’y ramène).
En dépit d’un parti pris esthétique et narratif très différent, j’ai beaucoup pensé à ma lecture récente de Debra Dank (We Come with This Place, 2022 – texte fondamental des littératures aborigènes contemporaines), notamment au détour de ce propos que le narrateur attribue à sa tante Lena :
« Hmm, surtout pour nous, les Autochtones. Si n’importe quel·le Autochtone consignait sur papier les circonstances de sa vie, de l’enfance à la vieillesse, ça ferait un meilleur roman que n’importe quoi écrit par un gars blanc. Nous avons ri. Une femme s’est penchée vers nous comme pour participer à l’allégresse. » (p. 160)
Je clos ces notes en vrac sous deux aspects :
-
- en « cochant » les pages 116-122 et le très beau développement sur « la notion queer de la maternité », qui voit dans la « fonction maternelle » la capacité à faire émerger un nous collectif et à « s’en occuper comme un jardin
- en indiquant le motif de la terre et l’impératif de « se déterrer de soi » (p. 161 – reprenant p. 91, p. 112), que je développerai si j’ai le temps d’aller creuser dans le texte anglais
21:44 Publié dans 2025, Lect(o)ures, WAW | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 22 février 2025
22022025 (une phrase de Pessoa ?)
[EDIT du 11/03/2025 : l'enquête étant close grâce à un mail du traducteur Dominique Nédellec qui a donné toutes les informations, je viens d'écrire un nouveau billet. Je laisse tel quel ce billet du 22/02/2025 afin de montrer l'état de progressivité du travail.]
Suite à une publication de l’écrivain camerounais Timba Bema, qui faisait remarquer le caractère incompréhensible d’une phrase lue dans un livre de Pessoa, j’ai commencé une petite enquête sur cette étrangeté, tout en admettant que l’étrangeté est familière, avec Pessoa. Ne connaissant pas ce texte de Pessoa publié chez Cambourakis, et titillé par les remarques de Timba Bema, j’ai voulu aller vérifier le texte original.
Il se trouve que le texte ici traduit fait partie de ceux que Pessoa a écrits en anglais, sous l’hétéronyme Alexander Search, en 1907. Le texte original a donc pour titre A Very Original Dinner, comme le confirme ce site :
Clearly under the influence of Edgar Allan Poe and the nascent field of degenerate psychology, "A Very Original Dinner" was written in English by Fernando Pessoa under his proto-heteronym Alexander Search in June of 1907. It was never published during his lifetime, and only came to light in 1978 when photocopies of the typescript were reproduced in Maria Leonor Machado de Sousa’s book Fernando Pessoa e a Literatura de Ficção.
D’ailleurs, c’est cette information que donne également le SUDOC. Vérification faite, la nouvelle dont est extraite la phrase en question, “The Door”, est également référencée comme écrite en anglais par Pessoa sous l’hétéronyme Alexander Search. Oui... mais Dominique Nédellec est connu pour être traducteur du portugais vers le français (je le connais surtout via les nombreux romans de Lobo Antunes lus dans ses traductions).
De plus, le site de l’éditeur précise donc que la traduction a été faite du portugais vers le français [erreur corrigée entre-temps, note du 11/03/2025]. L’article de la Wikipédia lusophone ne mentionne nulle part ce texte, ni d’ailleurs l’hétéronyme Alexander Search. Le texte anglais est impossible à trouver, du moins pour le moment, en version “rippable”...
Une première trouvaille, tout de même : une traduction intégrale, en portugais, de la nouvelle “The Door”. Cette traduction (richement commentée et contextualisée) est l’œuvre de Maria de Lurdes Sampaio et de Marta Mascarenhas, ce qui confirme que Dominique Nédellec n’a pas pu traduire un texte portugais de Pessoa pour ces deux nouvelles ; on doit en conclure, a priori, à une erreur des éditions Cambourakis sur leur site Web (et que D. Nédellec est également traducteur de l’anglais vers le français). Dans cette traduction en portugais, la phrase qui avait fait tiquer Timba Bema (“À peine eut-elle achevé sa question que je sentis la folie gagner mon cerveau”) est ainsi formulée : “Mal ela me fez esta questão senti-me enlouquecer.” — Certes, nous comparons ici deux traductions, vu que le texte original anglais est introuvable, mais en tout cas le texte portugais est nettement moins étrange que le texte français (enlouquecer est un verbe qui signifie devenir fou, avec une préfixation fonctionnant, d’un point de vue morphologique, comme le verbe s’affoler en français). De deux choses l'une : soit la phrase est étrange dans le texte anglais de Pessoa, soit c'est la traduction qui l'a rendue un peu bancale ; j'écris cela sans avoir vu le texte anglais, donc il est impossible de déterminer cela. Comme je l'ai écrit plus haut, j'ai lu plusieurs traductions de Lobo Antunes par Dominique Nédellec, toutes excellentes.
L’enquête devra donc se poursuivre. Ce qu’il faudrait, c’est pouvoir mettre la main sur le livre de 1978 dans lequel Maria Leonor Machado de Sousa publia pour la première fois le texte anglais inédit des deux nouvelles. Et au passage, je tiens à signaler que dans l’édition Penguin de 2002 du Livre de l’intranquillité [The Book of Disquiet, traduction Richard Zenith (ça ne s’invente pas)], il y a très précisément 63 occurrences du lexème “door”.
Comme le disaient les ordinateurs dans les années 80 : still Search-ing...
10:27 Publié dans 2025, Nathantipastoral (Z.), Questions, parenthèses, omissions, Translatology Snippets | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 21 février 2025
Hommage à Frankétienne (1936-2025)
10:13 Publié dans 2025, Affres extatiques, Autoportraiture, Zestes photographiques | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 20 février 2025
20022025 (Bétharram)
Toute la polémique – totalement justifiée – autour de la responsabilité de l’immonde Bayrou dans la silenciation des victimes et le soutien à un établissement catholique récidiviste dans les violences sexuelles et les brimades à l’encontre des adolescents qui y étaient scolarisés trouve, pour toute personne qui, comme moi, a été scolarisée dans les Landes dans les années 80, un écho particulier. En effet, l’établissement privé de Bétharram était tout à fait connu, ce en dépit du fait qu’il y avait facilement deux heures de route à l’époque : les parents y envoyaient les enfants qui commençaient à devenir « difficilement gérables », à moins même que le choix de cet internat ne vienne d’une simple défiance à l’encontre du collège public de secteur.
En en reparlant avec ma mère, la semaine dernière, je me rappelais qu’un camarade d’école primaire, Claude D., y avait été envoyé, je dirais à partir de la cinquième, car il « faisait n’importe quoi », et aussi – sans doute – car ses parents ne faisaient pas confiance aux équipes pédagogiques du collège public (le seul de Dax) où nous étions scolarisés. Ma mère m’a soutenu qu’un autre camarade de primaire, Gonzague R., y avait été envoyé (on en parlait vraiment un peu comme d’un truc hors du temps, un peu comme on parle d’envoyer quelqu’un au bagne). Ma mère se rappelle clairement avoir croisé la mère de Gonzague un jour, et que cette dernière lui avait dit qu’elle mettait fin à l’expérience, sans indiquer de raison.
Pour Gonzague, il est vrai que je ne me rappelais pas du tout qu'il y était passé mais ça devait être pendant les années de collège où nous n'étions plus du tout amis, encore moins camarades. Pour tout dire, au début du collège, ce garçon était devenu un vrai harceleur : après pas mal de petits sévices, il m’avait collé un jour du chewing-gum dans les cheveux ; je me revois en larmes pendant le cours d’allemand, réduit finalement à couper les mèches en question avec des ciseaux ; ni le prof ni la CPE que j’avais alertée le jour même n’avaient rien fait. C’était comme ça : les enfants faisaient des bêtises… on n’allait pas donner suite aux pleurnicheries d’un gamin un peu intello qui s’était retrouvé avec du chewing-gum dans les cheveux hein…
Rétrospectivement j’interprète très différemment des choses qu’il m’avait racontées quand nous étions en CM1 ou CM2, au sujet des deux fils plus âgés de la seconde épouse de son père. Je pense qu'il a vu, ou participé à, ou subi des choses qu'un enfant de dix ans ne devrait pas voir ou subir, ce en étant contraint de partager la vie de deux adolescents de 13 ou 14 ans. Il s’est mis à vriller juste après, à l’entrée en sixième. De mémoire, l’incident du chewing-gum date de l’année de sixième ou de cinquième. Quand je me suis retrouvé à nouveau en classe avec lui, uniquement pour le sport, en troisième, il avait déjà dû faire ce séjour à Bétharram et il était plus que jamais totalement obsédé sexuel. L’hypothèse forte est donc que les fils de sa belle-mère avaient dû, au minimum, l’initier un peu trop tôt à des pratiques sexuelles d’adolescent, voire, au pire, lui faire subir des violences sexuelles ; de là, possiblement, ce comportement de harceleur qui a fini par conduire ses parents, tout divorcés qu’ils fussent, à le placer d’un commun accord dans un établissement explicitement vanté pour redresser les cas difficiles. À l’époque, on ne parlait pas du tout des violences familiales, encore moins des violences sexuelles à l'intérieur des familles ou des établissements scolaires, sinon j'aurais peut-être fait 1+1=2.
Ce que je retiens, c’est qu’il m’arrive encore d’entendre des parents dire : on a décidé de le mettre au Christ-Roi (ou à Notre-Dame de Machinchose (ce sont tout le temps de établissements catholiques)) pour le mater… là, il/elle va prendre du plomb dans la cervelle… je peux vous dire que là-bas il va comprendre la musique… Je pourrais multiplier les métaphores extrêmement graves, au fond, et qui disent qu’un parent admet que son enfant mérite de subir des sévices ; je suis certain que toustes nous avons entendu des parents tenir des propos de cet ordre. Ce qui est évident, c’est que tout le monde savait ce qui se passait à Bétharram : personne n’y envoyait ses enfants pour qu’ils y soient violés, bien entendu, mais les mauvais traitements faisaient partie du plan pédagogique.
12:42 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 19 février 2025
19022025
Aujourd’hui je me suis levé très tôt pour être à l’appartement d’O* dès huit heures. Le menuisier qui est passé a constaté que l’agence lui avait confié des travaux qui étaient déjà faits et donc que nous nous étions déplacés pour rien… enfin, moi, pas tout à fait pour rien, vu que j’ai passé l’aspirateur, défait les draps et changé le filtre de la carafe. Mais enfin…
Cet après-midi, j’ai bien avancé dans Verirrtes Herz et écrit trois bonnes pages dans mon fichier Chantier CRCT.
J’ai aussi publié sur Mastodon (on ne se refait pas) le mème ci-contre (on peut le visualiser en grand en cliquant dessus).
19:13 Publié dans 2025, Autoportraiture | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 18 février 2025
18022025
Tandis qu’on vaque, tandis que je me préoccupe de mes sujets de prédilection ou de spécialité, tandis qu’on continue de plaisanter et de rire (et il le faut), grandit le sentiment de dissonance, car la catastrophe est désormais certaine : guerre de la Russie en Europe accompagnée du triomphe des fascismes partout, ou effondrement de tout le système capitaliste sous les coups du désastre climatique — on ne sait ce qui va nous tomber sur la gueule en premier. On réussit quand même à parler de choses qui paraîtraient dérisoires si on n’arrivait pas à mettre la conscience du désastre en suspens (et il le faut, sans quoi on devient immédiatement fou), à organiser de futures vacances… D’ailleurs, après avoir écrit ce paragraphe même pas cathartique, je vais ouvrir le fichier Chantier CRCT et y noter mes remarques sur les 8 premiers chapitres de Verirrtes Herz, en cours de relecture.
07:13 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 17 février 2025
17022025
Retour en Touraine hier après-midi. Ce matin, en ouvrant les volets de la cuisine pour préparer mon premier café, je me suis rendu compte que quelque chose me semblait inhabituel ; il m’a fallu quelques secondes avant de me rendre compte que la rue était sèche. Cela faisait très longtemps que la rue, le jardin, les arbres, les toits des maisons avaient eu le temps de sécher entre deux averses.
Speaking of drying and showers, je viens de lancer la cinquième lessive : quatre hier, deux à suivre. Cela fera sept. Et dire que je m’étais débrouillé pour laisser un panier à linge vide avant notre départ…
Passionnant.
Pas écrit de billet ces trois derniers jours ; comme il faut aussi que je me remette au travail sérieusement, je risque d’aller piocher dans les photos du week-end à Oléron, solution de facilité. En tout cas, les posts du 14 au 16 sont rétrospectifs.
07:27 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 16 février 2025
16022025
Autoportrait en homme à qui son épouse raconte l'intrigue d'un roman de Joyce Carol Oates.
19:33 Publié dans 2025, Autoportraiture, Chèvre, aucun risque | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 15 février 2025
15022025
H. nous a racontés qu'à chaque fois qu'elle revient à Oléron, sur la pointe près du phare de Chassiron, le chemin côtier a changé car la côte avance de quelques mètres chaque année. Elle pense que d'ici quelques années la route bituminée aura cédé face à l'océan. Sur la plage de Saint-Denis, ce blockhaus, lui, s'affaisse chaque année davantage et glisse vers la mer.
18:00 Publié dans 2025, Hors Touraine, Zestes photographiques | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 13 février 2025
13022025
Hier, j'ai écrit ceci sur Facebook :
Allez, c'est parti... les gens qui lisent 10 livres par an et qui connaissent trois écrivain•es vivant•es vont nous bassiner pendant 1 mois avec Pierre Michon... qu'est-ce que ça sera quand il mourra...
À ma relative surprise, j'ai récolté une dizaine de likes, et ne semble avoir été défriendé par personne.
18:38 Publié dans 2025, Aphorismes (Ex-exabrupto) | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 12 février 2025
12022025 (The Looming Fog)
J’avance dans The Looming Fog. C’est tout de même un texte étrange. Il est dommage qu’il soit aussi peu maîtrisé par certains aspects, ce qui explique sans doute – autant que sa publication au Nigéria, sans aucune diffusion en-dehors du pays – qu’il reste méconnu : même des spécialistes chevronnés n’en avaient pas entendu parler.
Il m’arrive de me demander si telle partie de chapitre est vraiment « à la bonne place » car il y a des sauts narratifs déstabilisants : analepses, si on veut, mais très abruptes. De même, je suis parvenu à un point (au milieu du chapitre 4, à peu près à la moitié du roman) où la temporalité se précise : l’action a bel et bien lieu à l’époque coloniale, dans la mesure où il est dit que des cultivateurs de caoutchouc viennent en récolter à Hidaya car ce matériau dont les villageois pensent qu’il n'a aucune valeur en a en fait « dans le monde extérieur », en particulier pour fabriquer des pneus de bicyclette. Jusque-là, l’histoire semblait se dérouler en-dehors de toute référence à la colonisation, d’autant plus que le village de Hidaya (et le village de Hida, où sont bannis les membres de la caste honnie, les unknowns) paraît tout à fait isolé, également sur un plan météorologique : les calamités climatiques qui s’abattent sur la communauté ne touchent aucun des territoires avoisinants.
J’ai créé près de cent annotations dans le document de la liseuse, ce qui montre que beaucoup de choses m’intriguent ou me paraissent dignes d’intérêt. Bien sûr, l’élément le plus significatif – et qui explique que N*, qui prépare une thèse sur le sujet, ait repéré ce texte qu’elle sera sans doute la seule à étudier – est le/la protagoniste intersexe, dont l’identité narrative même est indéfinie, à l’instar de son statut social. Parmi les personnages qui permettent de problématiser la question des codes traditionnels et de la marginalisation, Ele, dont tous les enfants meurent en bas âge l’un après l’autre, est soupçonnée d’être ọgbanje ou de donner naissance à un enfant ọgbanje ; or, même cette hypothèse est invalidée.
On ne sait pas trop comment le récit va se poursuivre, car – tout en partant dans des digressions narratives sur d’autres personnages – le/la protagoniste finit par atteindre l’âge adulte sans que personne dans le village ne semble avoir compris qu’iel est l’enfant intersexe dont la seule vue a tué sa mère, et qui a été abandonné-e par son père au sortir de la petite enfance. Il y a aussi ce brouillard récurrent, et d'ordre probablement divin, qui donne son titre au roman.
À suivre...
10:00 Publié dans 2025, Affres extatiques, Lect(o)ures | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 11 février 2025
11022025
Il fait encore beau, même si ça a mis du temps à « se lever » : grande douceur tout l’après-midi. Promenade dans Peyrehorade, en attendant que ma mère ait fini au laboratoire d’imagerie médicale : le village reste joli par endroits, mais entièrement dévasté par les bagnoles et avec beaucoup de bâtisses et de maisons en voie de délabrement. Je crois qu’il n’y a pas moyen de se promener le long du gave.
Hier soir, excellent film, Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza Khatami – apparemment, le titre en farsi se traduirait plutôt comme « versets terrestres ». Or, en effet, une des neuf scènes du film représente un ouvrier qui, lors de son entretien d’embauche, se voit poser un certain nombre de questions sur le dogme chiite, et demander de réciter des versets de la 99e sourate al-Zalzala (« La secousse » – traduit par tremblement de terre dans les sous-titres du film) ; la scène finale, dans laquelle un vieil homme délabré, cadavérique, mutique et presque immobile, assis à un bureau recouvert de différents accessoires figurant dans les scènes précédentes (représentation du metteur en scène ? de Dieu ? de la dictature des mollahs ?), se tient devant une fenêtre par laquelle on voit Téhéran détruite par un séisme, confirme que les neuf scènes du film sont simultanées et que le grondement presque explosif qu’on entend à une ou deux minutes de la fin de chacune est le début d’un tremblement de terre.
Toutes les saynètes sont filmées en plan fixe, avec un cadrage extrêmement riche : un personnage, face caméra, échange avec une ou deux personnes hors champ. Il s’agit presque systématiquement d’un échange avec un-e fonctionnaire d’une administration, sauf dans le cas de la petite fille qui danse pendant que sa mère et la vendeuse du magasin de vêtements choisissent son uniforme scolaire. Par ces vignettes brutes, factuelles, les cinéastes dessinent avec précision, et sans s’épargner la possibilité d’un absurde plus montypythonesque que kafkaïen, les contours de l’oppression sociale et politique sous ses diverses formes (confiscation des chiens errants, censure des artistes, sanction des foulards pas assez couvrants, choix du prénom des enfants, tenues vestimentaires ou tatouages, mais aussi « promotion canapé » dans un contexte occidentalisé faussement libératoire). À la surprise générale, un des deux cinéastes s’est vu, de retour d’Europe, confisquer son passeport et interdire de continuer à faire des films.
19:50 Publié dans 2025, Tographe | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 10 février 2025
10022025
En lisant Death of the Author de Nnedi Okorafor, j’ai appris que les tissus plus communément appelés wax (et dont on sait que, tout en passant pour « typiquement africains », ils sont une production de l’industrie textile hollandaise à partir de modèles observés dans les territoires indonésiens colonisés par les Pays-Bas) se nommaient aussi Ankara, et que ce mot, sans rapport avec la ville turque, est le nom haoussa pour la capitale du Ghana, Accra. Tout cela dans un roman écrit par une Naijaméricaine de culture igbo, contenant un certain nombre d’éléments culturels igbo et yoruba... mais pas grand-chose de haoussa…
À propos d’écrivaines igbo : j’ai enfin commencé The Looming Fog de Rosemary Esehagu, avec la version PDF envoyée par l’autrice elle-même et qui correspond, m’a-t-elle dit, au texte de 2006 en partie remanié, et avec une fin différente. Il y a quelques coquilles, un mot manquant de loin en loin, mais le document est précieux. J’ai lu à peu près un cinquième du roman, qui est, de fait, tout à fait passionnant quant à la mise en récit de l’identité intersexe et quant à sa mise en perspective dans le contexte igbo, justement. Dans un passage de la fin du chapitre 1, la narratrice comprend qu’il serait possible que son statut de paria, entièrement dû à l’observation de ses parties génitales, puisse évoluer comme a pris fin la condamnation à mort des jumeaux à leur naissance, pratique rituelle sur laquelle je n’ai pas lu grand-chose, mais qui est de fait présentée comme allant de soi (à la fin du dix-neuvième siècle) dans la communauté d’Umuofia décrite par Chinua Achebe dans Things Fall Apart. La différence fondamentale avec An Ordinary Wonder est que l'enfant intersexe est immédiatement admis comme tel, et rejeté comme presque inhumain, alors que dans le roman de Buki Papillon Otolorin est assigné·e garçon jusqu'à l'adolescence et à la mise en avant des caractères sexuels « féminins ».
Grâce à la fonction surlignement/annotation de la liseuse, j’ai noté un certain nombre de phrases du Prologue qui poseront un problème de traduction, avec désignation de l’enfant intersexe au moyen du pronom « it » et sans marque de genre. Dans le chapitre 1, narré par l’enfant intersexe (sans nom), je n’ai pas particulièrement été vigilant, mais il y a forcément un certain nombre de difficultés sur ce plan-là. Cela me rappelle quand j’avais invité, avec Laurent Vannini, la traductrice de Freshwater, Marguerite Capelle, à venir parler de la manière dont elle avait traduit tout ce qui relève des identités non binaires.
22:10 Publié dans 2025, Affres extatiques, Translatology Snippets | Lien permanent | Commentaires (1)
dimanche, 09 février 2025
09022025
J’extrais ce qui suit des deux pleines pages que je viens d’écrire dans le fichier Chantier CRCT :
Demain, nous partons pour une semaine : quatre jours dans les Landes, deux ou trois jours dans l’île d’Oléron (que nous ne connaissons pas). J’emporte seulement la liseuse (avec le roman d’Esehagu) et Verirrtes Herz.
Hier, j’ai fini de lire Spinnweben.
Il faudrait que je reprenne méthodiquement la vingtaine de feuillets sur lesquels j’ai griffonnés des remarques et des citations au fur et à mesure, mais déjà : je ne suis pas sûr de comprendre le titre. (En anglais, c’est identique : Cobwebs. (Enfin, c’est identique, sauf à considérer que le nom composé en allemand indique explicitement l’animal, alors que dans le nom cobweb, l’araignée reste implicite.))
[…]
Je pourrais pondre dix pages de plus en élaborant à partir de mes pattes-de-mouche, mais tout cela n’aura de pertinence que si je mets la main sur les manuscrits en anglais. Et ça n’en prend guère le chemin. Par contre, mon séjour d’études dans l’état de New York prend forme, Patrice m’ayant enfin répondu cette nuit.
12:20 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 08 février 2025
08022025
Les rares fois où – n’ayant pas de café à réchauffer ou ayant la flemme de préparer une cafetière pour moi seul quasiment au cœur de la nuit – je fais chauffer un peu d’eau avec la bouilloire pour me faire une tasse de café soluble, je pense systématiquement à Jacques Roubaud, qui raconte dans ‘le grand incendie de Londres’ sa routine matinale, qui consiste à se préparer une tasse de nescafé avec de l’eau chaude directement puisée au robinet (ignoble, hein ?). Ce matin, c’est la première fois que je pense à cette scène tout en pensant aussi que Roubaud est mort, mort le 5 décembre dernier, le jour de ses 92 ans.
Qui d’autre a remarqué que, dans les grands livres qui nous marquent pour de nombreuses autres raisons, il y a toujours une anecdote qui reste associée aussi au livre, comme les crachats qui gèlent en vol dans les Récits de la Kolyma de Chalamov ?
Aujourd’hui, c’est le dix-neuvième anniversaire du blog anthracite, que j’avais créé au départ car, ayant été harcelé par une petite troupe de fachos sur Touraine sereine, j’avais pensé devoir le fermer, mais qui est devenu, très vite, le site des véritables expérimentations textuelles, de l’écriture au sens le plus profond du terme, avec parfois de très longues interruptions. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit lui que j’ai choisi cette année pour y composer/déposer mes 365 neuvains.
05:19 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 07 février 2025
07022025
Pour tenir le rythme de publication d’un billet par jour ici, j’ai un peu triché hier en publiant uniquement ma revue de presse. J’ai bien avancé dans Spinnweben – qui montre décidément qu’Amma Darko est une des écrivaines qui écrit le plus explicitement et surtout le plus matter-of-factly du monde sur la sexualité et surtout le plaisir féminin – et aussi dans Death of the Author, qui s’effiloche au fur et à mesure de la lecture. J’attends de voir ce que vont donner les 150 et quelques pages qu’il me reste à lire mais je crains que Lagoon ne reste, et de loin, son livre le plus abouti : après tout, ce n’est pas très grave – beaucoup d’écrivain·es donneraient tout pour avoir écrit ne serait-ce qu’un seul livre comme Lagoon. L’ironie, avec Okorafor, est qu’elle est surtout célébrée et connue pour Binti, Who Fears Death… et peut-être pour ce nouvel opus, qui a fait l’objet d’une campagne médiatique assez énorme.
Mon problème est que je voudrais passer mes journées à lire, traduire et faire des recherches sur les textes qui le méritent (ainsi, d’exhumer ou de tenter d’exhumer les deux manuscrits inédits de Darko), mais que chacune de ces trois activités serait, normalement, à temps plein. (Et je n'évoque même pas l'enseignement, que j'adore même si cette activité est en suspens pour moi ce semestre.)
Le soir, nous sommes allés écouter l’orchestre Francis-Poulenc, qui donnait plusieurs pièces en décomposant les différentes phalanges de l’orchestre : une pièce pour 13 percussions (Ionisation de Varèse), deux suites pour cuivres (dont trois extraits des Brass Cats de Chris Hazell), trois pièces brèves pour cordes et enfin la Sérénade de Strauss pour bois et vents (dans laquelle jouait Odilon).
10:46 Publié dans 2025, Affres extatiques, Autres gammes, Lect(o)ures, WAW | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 06 février 2025
Revue de presse du 06022025
1/ Congo-B : une conférence pour établir un diagnostic sur l’assainissement urbain dans les grandes villes (RFI)
2/ De Panama à Gaza, la stratégie de communication de Donald Trump déroute le monde (France Inter)
3/ ‘It’s not just a few ships doing it’: how the world’s plastic ends up on a Guernsey beach (Guardian)
4/ Decathlon accusé de bénéficier du travail forcé des Ouïghours en Chine, l’enseigne dément (Sud-Ouest)
09:53 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 05 février 2025
05022025
Matinée de travail intense, mais pas une seconde pour Amma Darko.
Déjeuner à Lion & papillon, puis cinéma. En arrivant dans la file d’attente, nous avons constaté que nous allions nous placer juste derrière nos amis E*** et F. ; en approchant, j’ai salué E***, avec qui j’échange souvent (on s’était téléphonés hier), et j’ai vu qu’il ne me calculait pas, comme on dit désormais. Il s’avère qu’avec un bonnet, c’est-à-dire autre chose que la piste d’atterrissage à mouches qui caractérise ma tronche, même mes bons amis ne me reconnaissent pas.
Le film iranien, Mon gâteau préféré, est excellent. Il s’agit d’un conte assez paradoxal sur l’amour, et même plus précisément le coup de foudre, entre deux septuagénaires, mais bien davantage que cela. On ne sait si l’action se situe avant la révolution Femme Vie Liberté, ou dans son sillage, et cette ambivalence même est très judicieuse. La façon dont la maison de la protagoniste est filmée, du jardin à l’appartement spacieux, les deux scènes en taxi (décidément un topos récurrent du cinéma iranien), la scène de confrontation dans le parc, tout est marqué d’une véritable ambiguïté. J’ai trouvé que l’élément le plus faible était la soirée entre les deux nouveaux amoureux, qui semble cocher au fur et à mesure toutes les cases attendues, mais qui est sauvée par l’interprétation, d’une finesse remarquable.
Entraînement de ping-pong avec les adultes “loisir” : l'horaire est plus commode, mais le niveau vraiment faible. À voir...
19:27 Publié dans 2025, Tographe | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 04 février 2025
04022025
Je me suis sérieusement remis au travail sur mon projet, en recommençant notamment la lecture de Spinnweben. Je veux avoir fini toutes les lectures primaires dans un mois, et bien entamé les lectures théoriques d’ici fin mars. Entre les trois projets de traduction plus ou moins en suspens, le séminaire à Marseille, la journée d’études le 27 mars et enfin ma foutue émission de radio, pas de quoi chômer.
Concernant les projets de traduction, celui d’Ama Ata Aidoo est le plus défini, et je dois m’entretenir avec ma co-traductrice le 18 : cela tombe bien, car c’est le texte qui résonne le plus étroitement avec ce que je veux explorer dans les trois premiers romans de Darko et dans sa trajectoire allemande. (Tiens, trajectoire allemande, ça ferait un bon titre de chapitre, pour prolonger l’idée de triangulation impossible.)
Repris l’entraînement de ping-pong ce soir, avec Amandine à la manœuvre : il n’y a pas à dire, c’est autre chose avec elle.
22:20 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 03 février 2025
03022025
Ce matin, enregistrement en direct de la troisième émission d’I LOVE MES CHEVEUX, avec Bayan Ramdani, qui, comme Marie-Aude Ravet il y a deux semaines, est un « bon client » : prolixe, intelligent, capable de dérouler une anecdote de manière vivante et de la prêter à d’éventuelles généralisations. C’était vraiment sympathique, et je m’éclate de plus en plus en faisant cette émission. (Par contre, on a encore débordé de vingt minutes ; il faudrait que je me discipline.)
Entre le moment où j’ai fermé la porte du garage et l’arrivée du tram à la faculté de droit, il s’est écoulé trente-neuf minutes : je pense avoir établi une sorte de record, mais il faut dire que le bus est arrivé à l’arrêt Torricelli au moment où j’y arrivais.
Bientôt fini Les blattes orgueilleuses de Lynda Chouiten, son troisième roman, qu’elle m’a gentiment envoyé (publiés en Algérie, ses livres sont hélas impossibles à commander en libraire en France) ; j’ai écrit sur Bluesky que je n’étais pas loin de penser que c’était son meilleur.
Il faut dire que le sujet est casse-gueule, et que le genre auquel il appartient (le campus novel) me laisse habituellement froid : par contrecoup, le fait que ça monte en puissance, d’un point de vue narratif et stylistique, est d’autant plus magistral. Je suis persuadé que ce roman sera un jalon important dans le cadre des récits de la révolution de 2019 (Hirak / ⴰⵎⵓⵙⵙⵓ), d’autant qu’il permet de penser l’identité kabyle de façon complexe.
16:52 Publié dans 2025, ILMC, Lect(o)ures | Lien permanent | Commentaires (1)
dimanche, 02 février 2025
02022025
Il en va de Lovecraft comme de Tolkien : l’œuvre m’a plutôt rebuté ou ennuyé ; puis, les personnes qui m’en disaient monts et merveilles l’ont fait d’une façon qui m’a peu convaincu ; enfin, les problèmes idéologiques (plus nets du côté du suprémaciste et raciste H.P.L) ont achevé de m’en détourner. Samedi matin, une fois encore, j’ai pu constater que des personnes qui évoquaient l’exposition de je ne sais plus quel mangaka autour de l’œuvre de Lovecraft étaient éberluées quand je leur disais « ah non, Lovecraft, c’était quasiment un nazi, je laisse ça de côté ».
16:34 Publié dans 2025 | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 01 février 2025
0102205 (Angoulême)
Aujourd’hui, Claire m’a traîné au festival de la B.D. d’Angoulême, où elle est allée pour la première fois l’an dernier.
Cette année, le programme était moins riche, moins intéressant, mais j’étais quand même content de découvrir cela avec elle : deux expositions très intéressantes (rétrospective Posy Simmonds et neuf dessinatrices espagnoles de la nouvelle génération), tour pas exhaustif mais appuyé – c’est-à-dire avec quelques achats – au pavillon Nouveau Monde, table ronde autour de la traduction en Espagne, tour rapide au grand pavillon des mangas (il ne fallait pas rater le train de retour).
Comme nous n’avons pas pu assister à la table ronde sur le female gaze (il y avait 160 places et nous étions trop loin dans la file d’attente), nous nous sommes rabattus sur la présentation des 44 fanzines nominés pour le prix de la bande dessinée alternative 2025. L’organisateur, visiblement très fin connaisseur du domaine, était aussi un espèce de boomer totalement décomplexé, qui a réussi à tenir des propos xénophobes tour à tour au sujet de la Colombie (« c’est un pays qui exporte autre chose que de la drogue »), les Philippines (qu’il a situées géographiquement « au carrefour de l’Asie et de l’Europe de l’Est », wtf) et la Chine (en précisant qu’à sa grande surprise la BD chinoise n’avait aucun rapport avec le manga japonais (!!)) : un vrai bingo. Nous n’étions pas seuls, Claire et moi, à grincer des dents : les cinq personnes derrière nous, qui faisaient partie de l’équipe de deux fanzines différents ai-je cru comprendre, soupiraient et souffraient autant que nous. En y réfléchissant, je regrette de ne pas m’être levé pour dire que ces propos étaient inadmissibles. C’est toujours comme ça : on est estomaqué, on se rassure en échangeant des regards ou de brèves paroles de connivence avec d’autres personnes dans le public, et on laisse les racistes déblatérer.
Vérification faite, ce monsieur, qui ne s’est pas du tout présenté tellement il pensait être connu de tout le monde, se nomme Philippe Morin : architecte de profession, il est aussi cofondateur et coéditeur des éditions PLG, et donc président du jury du Prix de la BD alternative. Il y a une certaine satisfaction à voir ce soir que les deux fanzines qui ont obtenu le Prix ex aequo, Hairspray et Fanatic Female Frustration, sont à l’opposé des visions frelatées et imbues de ce paltoquet. In fine, le female gaze a retriomphé.
20:44 Publié dans 2025, Gertrude oder Wilhelm, Hors Touraine | Lien permanent | Commentaires (0)